Un mirage. Il avait suffi d’un mirage. D’un simple mirage. Gisant tout à côté de lui. Au beau milieu du lit. Cette femme immense. Rorqual commun, petit rorqual, baleine à bosse ou baleine franche ? Échouée là depuis des siècles. Ou du moins c’est ce qu’il lui semblait. Une créature qui aurait dû depuis longtemps prendre la mer et devant laquelle il s’était surpris à lever les yeux au ciel. Et, lui qui pourtant ne croyait plus aux dieux, à supplier d’une toute petite voix qui n’était plus la sienne.
« O mon Dieu, dites-moi, où donc est le fil invisible qui me relie à cette vie ? »
Question plutôt impertinente. Après tout, de cette créature, n’avait-il pas un jour effleuré le mystère ? Au temps où leurs silences et leurs mots s’unissaient en un souffle, en un chant. Au temps où sa bouche, ses seins, son ventre, ses hanches, son sexe, son corps tout entier s’offraient à lui dans sa plénitude. Alors que déjà, en secret, la vie en elle, la vie plus grande qu’elle la portait ailleurs. Loin de la terre ferme.
Et lui qui, hier encore, sur toutes les mers du monde avait tant navigué. Et au fil des voyages avait mis tant d’années à tracer sur la mappemonde le relief des côtes, des îles, des continents.
Et lui qui, hier encore, abysses et fonds marins avait tant explorés. Et appris à chaque plongée à reconnaître et à nommer chacune de ces ombres qui, en eau profonde, venaient nager au-dessus de sa tête. Rorqual commun, petit rorqual, baleine à bosse ou baleine franche ? Chacun, chacune insaisissable de par son souffle, de par son chant.
Il lui avait suffi d’un mirage, d’un simple mirage, pour se voir ramené à la terre ferme. Son univers désormais réduit à la mesure de ses enjambées. Pendant que chaque nuit, tout à côté de lui, dérivant vers le large, la femme aimée, la créature devenait une île, un continent, un continent ravi par une autre vie à naître.
Et lui, dans la solitude de ses nuits, ne pouvait faire autrement que de la regarder s’éloigner petit à petit.
Pourtant chaque matin la femme aimée, la créature, multipliait les gestes pour le ramener auprès d’elle.
« Entends-tu son cœur battre ? », disait-elle.
Alors que lui, incrédule, posait une oreille sur son ventre où, parfois, il lui semblait percevoir un mouvement furtif.
« Tu vois, il a bougé. Depuis quelques jours il s’agite. »
Alors ensemble ils n’en finissaient plus de compter les jours. S’efforçant dans l’attente de se rapprocher l’un l’autre. Ils disaient : « Nous allons mettre au monde. » Et faisaient semblant d’y croire. Pour, à nouveau, chaque nuit, s’éloigner l’un de l’autre.
Et lui qui, hier encore, avait cru pouvoir élucider tous les mystères du monde. De la naissance des océans à la navigation à voile. De la célérité des vents à la nitescence des étoiles. Auprès d’elle chaque nuit se faisait petit. De plus en plus petit.
Même que parfois, pris de vertige devant l’infini, on le voyait tel un enfant perdu, émerger du sommeil en cherchant ses repères. Pendant que, tout à côté de lui, incapable de trouver le repos, elle veillait l’enfant qui en elle s’agitait. Se croisaient alors leurs regards, le temps d’un sourire complice. Dans l’attente du premier matin.
Notice biographique
Claude-Andrée L’Espérance a étudié les arts plastiques à l’Université du Québec à Chicoutimi. Fascinée à la fois par les mots et par la matière, elle a exploré divers modes d’expression, sculpture, installation et performance, jusqu’à ce que l’écriture s’affirme comme l’essence même de sa démarche. En 2008 elle a publié à compte d’auteur Carnet d’hiver, un récit repris par Les Éditions Le Chat qui louche et tout récemment Les tiens, un roman, chez Mémoire d’encrier. À travers ses écrits, elle avoue une préférence pour les milieux marins, les lieux sauvages et isolés, et les gens qui, à