Alexis Jenni. (c) Sandrine Roudeix.
"Lettre à une femme aimée". Pas besoin d'être une midinette pour apprécier le bandeau qui barre le nouveau livre d'Alexis Jenni, un essai illustré au titre un rien mystérieux, "Dans l'attente de toi" (L'iconoclaste, 258 pages). Surtout que le livre se révèle être une magnifique déclaration d'amour à une femme de chair. Une anonyme dont on partage un peu de l'intimité. La courbe d'une épaule, celle de ses fesses, la ligne de sa nuque. Et toujours sa peau, célébrée, touchée, aimée.
On partage assez d'intimité pour que cette femme soit réelle, incarnée, pas trop pour qu'elle soit universelle. On s'approche d'elle, cette ELLE qui pourrait être toutes les autres qui sont aussi si bien aimées. Le plus drôle, c'est que la destinataire de ce livre n'en savait rien jusqu'à le tenir, imprimé, entre ses mains. De passage à Bruxelles, Alexis Jenni s'en souvient en souriant: "Oui, la femme à qui il est dédié l'a lu. Je le lui ai donné un week-end où je n'étais pas là. Elle m'envoyait des SMS au fur et à mesure de sa lecture. En fait, elle n'était pas au courant du contenu exact du livre. Pour elle, c'était un livre sur le toucher et la peinture. Elle a été surprise à l'arrivée." Surprise et enchantée de cette déclaration d'amour peu commune.
Pour d'autres raisons, le lecteur de "Dans l'attente de toi" est aussi surpris et enchanté. Le sujet est peu commun, la manière originale et le résultat captivant. Car pour se déclarer à l'aimée, le prix Goncourt 2011 ("L'art français de la guerre", Gallimard) a recours à des tableaux et des photos à propos desquelles il compose des commentaires enthousiastes. Ce chemin double l'amène à créer une longue et superbe lettre intime où il tente de dire l'amour charnel, de trouver les mots du toucher. "J'ai eu l'idée d'essayer de dire le toucher", m'explique-t-il. "Je me suis rendu compte que je ne sais pas le dire et que je ne suis pas le seul. Mon éditrice m'a proposé de faire un livre avec des images. Le résultat est ce livre, le croisement des deux propositions. En y pensant, j'ai vu aussitôt les tableaux qui me permettaient de dire le toucher. Du coup, le livre a plusieurs dimensions, ce qui m'a permis de mieux penser à mon sujet principal."
Le livre est comme une longue rêverie sur le corps, la peau, la beauté, s'appuyant sur vingt-huit tableaux et trois photographies dont la reproduction figure dans les pages. "J'ai réalisé un matin précis que je ne savais pas dire ta beauté", écrit Alexis Jenni. "J'en avais le sentiment précis, mais il me laissait sans voix." Celui pour qui "le langage est ma vie" et que "le manque de langage [me] tue" s'obstine. "Alors c'est la peinture, cet art qu'on croit visuel, qui m'aidera. Ce sont des images, mais qui emportent plus loin que les images. (...) Je trouverai dans la peinture les mots pour dire ce que je ne sais pas dire."
Une page du livre. (c) L'iconoclaste.
La petite histoire retiendra que les jolies légendes manuscrites près des illustrations ne sont pas de la main de l'auteur: "Mon écriture a toujours été assez moche. J'ai fait un test avec mon éditrice. Il a été complètement négatif!"
Ces tableaux qu'il nous commente, qu'il nous partage, le poussent plus avant dans sa réflexion. "Il me vient toujours des images en tête quand je vois un tableau, que ce soit de l'art ancien ou de l'art contemporain. Voir un tableau provoque en moi une ébullition mentale, un jaillissement, un plaisir énorme. Je note ces impressions depuis toujours. Pour le livre, j'ai développé ces idées, toujours en lien avec mon thème général."
Les chapitres passent d'une image à l'autre mais une idée en appelle une autre, comme dans un rebondissant marabout-bout-de-ficelle. Le cabinet de toilette, le cul, le bain, la nudité, les mains, le ventre, le toucher, le bonheur, la mort, les doigts, les sensations, les sentiments, le blanc.... "Ce livre est fait de façon jaillissante", dit l'écrivain. "Les morceaux me venaient. Je les ai assemblés en un style associatif. J'ai construit le livre sur une intuition, sur une association d'émotions, parce qu'il est intime. Mais d'un intime qui soit universel, ce qui n'est pas facile. J'ai effectué un travail de réglage pour universaliser mon propos en gommant ce qui était trop personnel. La peinture permet de parler de la même chose autrement, de faire des détours pour revenir au sujet, de ramener au cœur des choses. Le fil de ce livre tient du journal, de la rêverie dont les éléments s'enchaînent."
C'est à découvrir de toute urgence, pour savourer la plume mélodieuse et musicale d'un auteur qui dit ne pratiquer aucune musique et que son "seul instrument est la littérature". Pour découvrir autrement certains tableaux et leurs auteurs. Pour se découvrir dans la peinture et la littérature. "Dans l'attente de toi" est une construction subtile ente les mots, l'art, l'amour et le corps. Débordant d'idées et de trouvailles. C'est un essai, oui mais plein d'imagination, made in Alexis Jenni way: "Les essais sont censés être pensés et les romans imaginés, moi je fais tout le contraire. Je veux attraper un sujet avec la littérature et être inspiré pour cet essai".