Bien souvent, après avoir publié une critique, on ferme l’ordinateur, on ne revient que le lendemain. On allège notre article de quelques scories, étant rarement satisfaite de ce qu’on écrit. Puis, on remercie nos fidèles lecteurs et lectrices qui se sont manifestés de manière discrète. On apprécie cette approche cordiale à laquelle, dans les mois prochains, on mettra un terme pour se consacrer à soi. La lecture du roman Un homme mesuré, signé Gilles Pellerin, étant terminée, on donne notre opinion.
Pour notre grand plaisir, l’ombre d’un Kafka grinçant flâne entre les pages de la fable de Gilles Pellerin, qu’on ne présente plus, son palmarès éditorial étant rempli de ses nombreuses activités littéraires, enchâssées des florilèges qui y sont rattachés. Cette fois, l’écrivain a suffisamment d’humilité pour nous offrir un premier roman, genre qu’il n’a pas encore abordé, ce dont on doute. On sait ce que renferment les tiroirs secrets d’écrivains qui ne font parler d’eux qu’à bon escient.
Si on a pensé à un Kafka ironique qui se glisserait dans le récit du narrateur — on ne compare surtout pas, on détesterait —, c’est que le personnage principal, si réservé, presque effacé, soudainement mis en évidence par le burlesque de certaines situations, nous a fait sourire, son humour faisant mouche sans qu’il n’y paraisse. L’homme se contente d’une existence paisible, partagée entre sa compagne et leurs deux enfants. Il est fonctionnaire, assujetti à un labeur routinier, s’accommodant de collègues qu’il remarque à peine. Qui voit-on, à part soi, devant l’écran d’un ordinateur ? Sauf que ce matin-là, se rasant, le narrateur a perçu, dans le miroir en face, un imperceptible changement sur son visage. Pas grand-chose, suffisamment pour que ses relations avec ses collègues prennent une tournure inhabituelle, comme si soudainement sa propre terre avait basculé sur son axe. Lui qui aime se rendre invisible se voit mis sur la sellette, jouant un rôle insipide dans le microcosme de la société actuelle, parfois déboussolée.
L’histoire ? Elle est construite d’anecdotes séquentielles subtiles. Cet homme s’attarde sur des faits qui le concernent, sa relation avec son nouveau chef de secteur lui donnant une importance qu’il n’a jamais souhaitée. Non seulement ce dernier le regarde, mais il le voit… Il lui confie des dossiers urgents, le responsabilise en quelque sorte. Il lui fait des confidences bureaucratiques, l’envoie en formation, ce qui vaut au lecteur de brèves réflexions poétiques quand le train tombe en panne. Nous assistons à la liesse des passagers s’étonnant d’un wagon proche du leur, contenant des tonneaux de vin, à l’accueil d’un « groupe d’effeuilleuses » qui se profile quand les congressistes passent un nuit à l’hôtel. Plus tard, il y aura un concours sur le thème de l’attachement à un mystérieux Club sportif, le sport s’avérant plus important que le travail. Les paradoxes se multiplient qui déroutent le narrateur, ne comprenant pas ce soudain intérêt pour celui qu’il est devenu, dans un État pour qui l’individu ne représente qu’un pion négligeable sur l’échiquier mondial, ne visant que la performance. Parfois, nous pensons à une université américaine, le Club influençant la cote d’un monde aliénant qui se meut dans une récalcitrante harmonie. Le roman Un bonheur insoutenable d’Ira Levin, nous revient en mémoire, l’utopie n’ayant pas sa place dans le récit de Gilles Pellerin. Amalgame kafkaïen et anticipation divinatoire qui ne l’est plus.
Cependant, la tendresse du bureaucrate pour sa compagne et ses enfants inspire à l’écrivain des pages émouvantes. Le monde et le narrateur ont changé, il n’en demeure pas moins que l’être humain, dans sa part intime, s’attarde à ce qu’il est, sensible à l’altruisme de son semblable. Ici, ce sont les mots qui fructifient un amour partagé, la compagne du narrateur étant férue de mots croisés, elle le distrait d’une panoplie d’inepties mise en place par un État nombriliste. Les relations avec autrui comptent au nombre des bienfaits, prenant leur essor dans une complicité désintéressée.
Jeu aussi des non-dits, le lecteur se délecte d’un humour abrasif qui ne se dément jamais. Nous lisons une sorte de plaidoyer sur les êtres qui nous sont proches. Sur un aspect professionnel, le temps que nous lui allouons du matin jusqu’au soir, le lendemain ne se manifestant pas toujours devant un miroir sous la forme d’un homme transformé. Tout ceci narré dans un langage élégant, avec des mots dénués de toute particularité syllabique.
Un homme mesuré, Gilles Pellerin
Éditions L’instant même, Québec, 2015, 144 pages
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Notes bibliographiques
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)