Je furetais dans une librairie d'occasion, au rayon littérature québécoise. Il y avait ce roman. Rien de particulièrement attirant et son auteur ne me disait rien. C'est son titre, sans doute, qui m'a fait de l'œil. J'ai lu l'extrait sur la quatrième de couverture.
En vrai, ça a commencé en rentrant de l'école, quand on a trouvé maman dans le couloir. Elle était blanche et pendue au portemanteau, ses jambes repliées sous elle, la langue bleue et sortie de la bouche, les yeux tout bizarres qui regardaient vers le plafond. Elle portait sa blouse de travail, une blouse en nylon rose, avec son nom brodé en lettres rouges. Eisa Henry. Henry pour le nom de mon papa et Lisa pour Elisabeth. Moi, je m'appelle Julien, Julien Henry, j'ai onze ans. [...] On a tout vidé, même la boîte à bijoux qu'on avait fabriquée à la petite école avec du carton et des coquillettes dessus, peintes et collées en forme de cœur. À l'intérieur, on a trouvé nos dents de lait et deux petites mèches de cheveux. Pierrot s'est énervé. C'est de l'argent qu'il voulait, pour partir, il me l'a dit plus tard, quand on a regardé son film sur les Indiens. On était installés sur le canapé quand il s'est souvenu des paroles de M. Louvain: "Avant, il y avait des Indiens à New York." Pierrot avait été tout excité d'imaginer des Iroquois dans les rues de Manhattan. [...] - Faut partir, il a répété. On va aller là-bas, en Amérique. Moi, j'avais envie de rester là, à fumer des cigarettes et boire de la bière.
J'embarque le livre. Je lis la première page et arrive à la dernière d'un seul souffle.
Julien a douze ans. Son demi-frère, Pierrot, est plus vieux de quelques années. Ils vivent dans une cité d'une banlieue parisienne avec leur mère. Cette mère a passé sa vie à tirer le diable par la queue. Nettoyer, ranger et empiler des boîtes de conserve dans une épicerie pour un salaire de misère. Voler du steak pour nourrir ses enfants, ça use l'ego. Quand M. Lartigue fout la mère à la porte, c'est la goutte qui fait déborder le vase. Les deux gamins rentrent de l'école et découvrent leur mère pendue au portemanteau. Ils décident qu'il faut partir.
Tout était fini, j'étais un petit oiseau envolé hors du nid, il ne me restait qu'à battre des ailes ou m'éclater la gueule sur le trottoir. J'ai décidé de voler, de monter de plus en plus haut.
Un rêve habite Pierrot depuis longtemps, un de ces rêves nourrit par la télé. Trouver la mer, monter à bord d'un gros bateau et se rendre en Amérique. Parce qu'en Amérique, il y a des Indiens et Pierrot, il veut devenir un Indien, un Iroquois. Il convainc son frère de partir. C'est le début d'une longue cavale.
La marche est périlleuse. Il faut passer incognito, éviter de se faire prendre. Ils rencontrent des sans-abris et leurs chiens, une bande d'anarchistes, Léon Tête de Lion et Alex, sans parler d'un guetteur fou de Dieu. Ils n'ont rien à perdre. Tout ce qu'ils avaient, ils l'ont perdu. Alors, aussi bien aller jusqu'au bout.
Julien et Pierrot arriveront à la mer. Mais l'Amérique, elle, devra attendre...
compte parmi ces trop rares romans qui laissent une empreinte indélébile en attaquant frontalement la misère. Pascal Millet éclaire avec une lumière crue la dérive des laissés-pour-compte . Choisir d'utiliser la voix d'un enfant narrateur est toujours un exercice périlleux. La clairvoyance du regard de Pascal Millet frappe et déstabilise. La grâce de son écriture lui évite de sombrer dans le voyeurisme. Il explore avec une rare sensibilité la face honteuse de la société, creuse ses personnages complexes, partagés entre espoir et résignation.
Un roman bouleversant, qui creuse les bas-fonds de l'âme humaine. Un livre qui ne laisse aucun répit à notre empathie. est un roman essentiel, de ceux qui nous forcent à ouvrir les yeux sur une réalité qu'on préférerait ne jamais voir. Un roman aussi nécessaire que L'orangeraie de Larry Tremblay etLes échoués de Pascal Manoukian.