Meutres et modèles, un texte de Pierre Raphaël Pelletier…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Avant de me taper les éditoriaux, je fais le tour des nouvelles régionales. Je passe rapidement sur les potinages des édiles municipaux et je m’attarde à lire les actualités du seul journal francophone de la ville d’Ottawa. Le corps ensanglanté d’une jeune femme amérindienne dans la trentaine a été découvert très tôt hier matin à l’entrée de la promenade du parc de la Gatineau. Quelqu’un l’a sauvagement poignardée plus d’une vingtaine de fois avant de la jeter comme un encombrant paquet d’ordures sur un banc de neige souillée. Le journaliste nous informe que, malgré les nombreux coups de couteau reçus, elle était encore en vie au moment où le meurtrier s’est débarrassé d’elle, la croyant morte. Détail stupéfiant, elle était enceinte. Les enquêteurs sont déjà à la recherche d’un individu qui aurait été vu en sa compagnie à un restaurant sur le chemin de Montréal, tard en soirée. Hélas, ce n’est pas la première fois qu’un événement aussi révoltant se produit dans la région.
Pour des raisons que je ne comprends pas, on attrape rarement les auteurs de crimes aussi sordides, même si les autorités continuent à nous affirmer qu’en pareil cas, le dossier reste ouvert.
Comment peut-on humainement mettre fin à la barbarie des hommes ? Quant à moi, c’est terrible d’y penser, une telle maladie chez l’homme est incurable.

Quelqu’un me tape sur l’épaule. Je me tourne. C’est Jules, mon ami de longue date. Il se félicite de m’avoir surpris.
— Tu viens d’arriver ?
— Non, me dit-il, en s’asseyant à ma table.
— Je te regardais lire depuis un petit bout de temps. Ça va, R. ?
— Ça s’endure, comme disait ma grand-mère Tremblay. Mais toi, vieille affaire ? Ton tic-tac te crée pas trop de problèmes ?
— Bah… c’est correct. Je vois la cardiologue demain à l’hôpital. Apparemment mon sang est trop clair.
— T’es-tu remis à la photo ?
— Ouen. Ça va pas vite vite. Je manque d’argent pour imprimer mes photos.
— Vas-tu les faire en noir et blanc, comme avant ? Ton coup d’œil est mieux comme ça.
— Tu me dis toujours ça.
— Je me rappellerai toujours de ton gros show au Clair de lune sur Clarence.
— Hé le p’tit ! Y avait de la couleur là-dedans.
— Oui, mais c’était très bon pareil. Les photos que je préfère, ce sont celles de tes femmes. Toutes aussi belles les unes que les autres.
— Tu veux dire mes modèles ?
— Oui, oui, Jules. Tes modèles… J’aurais bien aimé en courtiser quelques-unes.
— Aille ! Touche pas ! On ne touche pas les modèles.
— Pars pas en peur Jules. Je le sais. Pas question de toucher. Ni pour toi. Ni pour moi. C’est quand même dommage !
— Tu t’plains pour rien ! T’en connais plusieurs belles femmes.
— Toi, avec tes modèles, c’est mieux.
— Mes modèles sont là juste pour des photos, pas plus !
— Tu veux un autre café ?
— Non, mon p’tit cœur n’aime pas ça.
— J’suis bête. J’aurais dû y penser.
— Pas grave.
— En passant Jules, comment vas-tu financer ton expo si t’as pas trop d’argent ?
— J’attends qu’un chum me paye pour les photos que j’ai prises de sa blonde.
— Oui, mais tu pourrais attendre longtemps. Ton exposition, c’est pour demain.
— Je vais demander à la galerie de m’avancer de l’argent.
— Tant mieux.
— Toi, t’es chanceux. T’écris, tu peins, tu penses. Ça coûte pas cher.
— T u sais bien qu’en peinture, ça coûte cher. Y vendent les pigments à des prix inabordables.
— Oui, mais t’as pas besoin d’équipement spécial ! Moi, ça me prend des caméras très performantes. Puis il y a toujours des logiciels à acheter. Et le tirage !
— En tout cas, Jules, les photos numériques, ça vaut pas ma toast de beurre de pinottes.

Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.

L’auteur

À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.

Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.

Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)