Dépêche de l'agence de presse Belga ce dimanche: "Depuis le début de l'année, l'Italie a vu arriver 132.000 migrants sur ses côtes - presque tous originaires d'Afrique -, soit un niveau comparable aux deux dernières années (138.000 en 2014, 129.500 en 2015), selon les derniers chiffres datant de septembre 2016". Elle indique aussi que "les garde-côtes italiens ont secouru pas moins de 5.700 personnes et retrouvé quatorze corps en mer Méditerranée durant ces dernières 48 heures".
Difficile de rester indifférent face à de telles infos qui se répètent tous les jours. Et pourtant... Ce n'est pas que personne ne bouge, mais ce sont toujours les mêmes qui bougent. Il n'est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit-on. Il n'est pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, fut-il opticien. C'est la voie qu'emprunte Emma-Jane Kirby pour son secouant premier livre, "L'opticien de Lampedusa" (traduit de l'anglais par Mathias Mézard, Editions des Equateurs, 168 pages).
Un récit qui porte le même titre que le reportage radio de six minutes pour lequel la journaliste de la BBC a remporté le prix Bayeux-Calvados 2015 des correspondants de guerre. Sachant que le public en a assez de voir des reportages tragiques sur les migrants, elle avait tenté de biaiser pour tenter d'éveiller de nouvelles consciences. Dix-huit mois après les faits, elle avait rencontré une série de personnes à Lampedusa qui ont été en rapport direct ou direct avec les migrants, dont Carmine, le vrai prénom de l'opticien de l'île, qui a participé au sauvetage de 47 migrants en Méditerranée, 46 hommes et une femme, le 3 octobre 2013.
C'est Jeanne Pham-Tran, éditrice aux Editions des Equateurs, présente à Bayeux à la remise de son prix, qui lui a demandé d'écrire ce livre. Emma-Jane Kirby a alors repris contact avec l'opticien, personnage central de cette journée pas comme les autres. Il a accepté le projet d'écriture, persuadé que son expérience pourrait toucher d'autres personnes, les bouleverser peut-être et les inciter également à bouger.
Le livre est en effet tout autre chose qu'un récit journalistique à propos d'un naufrage. On suit l'opticien, sa femme, leurs six amis dans leur quotidien. Le boulot, le sport, un restaurant, des discussions, des rires. Et puis, comme octobre présente encore de très belles journées, le projet d'une sortie en mer. Le bateau à peine parti, un vacarme se fait entendre au ras des flots. Des oiseaux? Non, ce sont des silhouettes qui apparaissent. Qui crient à l'aide. Le Galata se rapproche d'elles. Des migrants sont en train de se noyer car leur barque a chaviré. Des hommes, des femmes, des enfants, il y en a partout. Immédiatement, l'excursion change de but. Les quatre couples viennent en aide aux naufragés, hissent ceux qu'ils peuvent sur le pont, les réconfortent, les sèchent, leur donnent de l'eau, des vêtements. Ils parent au plus urgent, confrontés à des choix atroces, dévastés par la faible capacité de charge de leur embarcation de quinze mètres. La Marine italienne intervient également de son côté. Mais les minutes coûtent cher en termes de vies, comme ils vont l’apprendre. Quel retour au port!
En quelques minutes, ces habitants de Lampedusa ordinaires ont été (r)attrapés par la cause des migrants. Quand les autorités de l'île leur ont refusé ensuite d'entrer dans le camp, ils ne se sont pas laissés faire. Ils ont bougé, tempêté, et même enquêté sur ce naufrage atroce, ignoré par le bateau qui les précédait. Des centaines d'Africains ont péri ce jour-là. Ils n'en dorment plus. N'auraient-ils pas pu faire davantage? Des cauchemars les poursuivent encore aujourd'hui. Par un hasard total, ces quatre hommes et ces quatre femmes qui ne voulaient rien voir ont ouvert les yeux. S'ils ont particulièrement ouvert leur cœur à "leurs" rescapés, dont ils ont des nouvelles de temps en temps, ils ont aussi adopté la cause de tous les autres.
"L'opticien de Lampedusa" commence par un prologue à l'imparfait qui plante le décor du naufrage. Il se déroule ensuite entièrement au présent, commençant la veille du jour de la sortie en mer et se terminant longtemps après. Le récit de cette journée ineffaçable est évidemment poignant et bouleversant. Différent du reportage journalistique, il prend le temps de s'arrêter sur la vie de chacun des protagonistes. De rendre humains ces habitants d'une île à la fois martyre parce qu'elle accueille du mieux qu'elle peut une bonne partie de la misère du monde et espoir absolu pour ceux qui quittent l'Afrique. De montrer que Monsieur et Madame Toulemonde ont un cœur et un vrai, qu'ils sont capables de devenir des héros en une seconde. On ne trouve jamais de jugement de la part de l'auteure mais, en filigrane, l'aspiration que d'autres apprennent à voir, comme l'a fait l'opticien de Lampedusa. Voilà un livre ancré dans une terrible réalité qui distille toutefois l'espoir. Un livre dur mais nécessaire. Un seul petit bémol, l'écriture qui tend vers la littérature sans toujours y parvenir. Mais Emma-Jane Kirby a de bonnes cartes en ses mains.
Cette lecture peut se prolonger dans le très beau film de Gianfranco Rosi, "Fuocoammare, Par-delà Lampedusa". Il raconte la vie de Samuele, 12 ans, qui vit sa vie de gamin sur une île sauf que celle-ci s'appelle Lampedusa et qu'elle est le point de passage de dizaines de milliers de migrants qui nous sont présentés en creux, par le biais de ceux qui s'en occupent. Plus qu'un simple documentaire, un film à vision artistique qui a remporté à très juste titre l'Ours d'or au dernier Festival de Berlin, la 66e Berlinale présidée par Meryl Streep.
Emma-Jane Kirby.
Difficile de rester indifférent face à de telles infos qui se répètent tous les jours. Et pourtant... Ce n'est pas que personne ne bouge, mais ce sont toujours les mêmes qui bougent. Il n'est pas de pire sourd que celui qui ne veut pas entendre, dit-on. Il n'est pas de pire aveugle que celui qui ne veut pas voir, fut-il opticien. C'est la voie qu'emprunte Emma-Jane Kirby pour son secouant premier livre, "L'opticien de Lampedusa" (traduit de l'anglais par Mathias Mézard, Editions des Equateurs, 168 pages).
Un récit qui porte le même titre que le reportage radio de six minutes pour lequel la journaliste de la BBC a remporté le prix Bayeux-Calvados 2015 des correspondants de guerre. Sachant que le public en a assez de voir des reportages tragiques sur les migrants, elle avait tenté de biaiser pour tenter d'éveiller de nouvelles consciences. Dix-huit mois après les faits, elle avait rencontré une série de personnes à Lampedusa qui ont été en rapport direct ou direct avec les migrants, dont Carmine, le vrai prénom de l'opticien de l'île, qui a participé au sauvetage de 47 migrants en Méditerranée, 46 hommes et une femme, le 3 octobre 2013.
C'est Jeanne Pham-Tran, éditrice aux Editions des Equateurs, présente à Bayeux à la remise de son prix, qui lui a demandé d'écrire ce livre. Emma-Jane Kirby a alors repris contact avec l'opticien, personnage central de cette journée pas comme les autres. Il a accepté le projet d'écriture, persuadé que son expérience pourrait toucher d'autres personnes, les bouleverser peut-être et les inciter également à bouger.
Le livre est en effet tout autre chose qu'un récit journalistique à propos d'un naufrage. On suit l'opticien, sa femme, leurs six amis dans leur quotidien. Le boulot, le sport, un restaurant, des discussions, des rires. Et puis, comme octobre présente encore de très belles journées, le projet d'une sortie en mer. Le bateau à peine parti, un vacarme se fait entendre au ras des flots. Des oiseaux? Non, ce sont des silhouettes qui apparaissent. Qui crient à l'aide. Le Galata se rapproche d'elles. Des migrants sont en train de se noyer car leur barque a chaviré. Des hommes, des femmes, des enfants, il y en a partout. Immédiatement, l'excursion change de but. Les quatre couples viennent en aide aux naufragés, hissent ceux qu'ils peuvent sur le pont, les réconfortent, les sèchent, leur donnent de l'eau, des vêtements. Ils parent au plus urgent, confrontés à des choix atroces, dévastés par la faible capacité de charge de leur embarcation de quinze mètres. La Marine italienne intervient également de son côté. Mais les minutes coûtent cher en termes de vies, comme ils vont l’apprendre. Quel retour au port!
En quelques minutes, ces habitants de Lampedusa ordinaires ont été (r)attrapés par la cause des migrants. Quand les autorités de l'île leur ont refusé ensuite d'entrer dans le camp, ils ne se sont pas laissés faire. Ils ont bougé, tempêté, et même enquêté sur ce naufrage atroce, ignoré par le bateau qui les précédait. Des centaines d'Africains ont péri ce jour-là. Ils n'en dorment plus. N'auraient-ils pas pu faire davantage? Des cauchemars les poursuivent encore aujourd'hui. Par un hasard total, ces quatre hommes et ces quatre femmes qui ne voulaient rien voir ont ouvert les yeux. S'ils ont particulièrement ouvert leur cœur à "leurs" rescapés, dont ils ont des nouvelles de temps en temps, ils ont aussi adopté la cause de tous les autres.
"L'opticien de Lampedusa" commence par un prologue à l'imparfait qui plante le décor du naufrage. Il se déroule ensuite entièrement au présent, commençant la veille du jour de la sortie en mer et se terminant longtemps après. Le récit de cette journée ineffaçable est évidemment poignant et bouleversant. Différent du reportage journalistique, il prend le temps de s'arrêter sur la vie de chacun des protagonistes. De rendre humains ces habitants d'une île à la fois martyre parce qu'elle accueille du mieux qu'elle peut une bonne partie de la misère du monde et espoir absolu pour ceux qui quittent l'Afrique. De montrer que Monsieur et Madame Toulemonde ont un cœur et un vrai, qu'ils sont capables de devenir des héros en une seconde. On ne trouve jamais de jugement de la part de l'auteure mais, en filigrane, l'aspiration que d'autres apprennent à voir, comme l'a fait l'opticien de Lampedusa. Voilà un livre ancré dans une terrible réalité qui distille toutefois l'espoir. Un livre dur mais nécessaire. Un seul petit bémol, l'écriture qui tend vers la littérature sans toujours y parvenir. Mais Emma-Jane Kirby a de bonnes cartes en ses mains.
Cette lecture peut se prolonger dans le très beau film de Gianfranco Rosi, "Fuocoammare, Par-delà Lampedusa". Il raconte la vie de Samuele, 12 ans, qui vit sa vie de gamin sur une île sauf que celle-ci s'appelle Lampedusa et qu'elle est le point de passage de dizaines de milliers de migrants qui nous sont présentés en creux, par le biais de ceux qui s'en occupent. Plus qu'un simple documentaire, un film à vision artistique qui a remporté à très juste titre l'Ours d'or au dernier Festival de Berlin, la 66e Berlinale présidée par Meryl Streep.