J’ai retrouvé sur mon ancien blog un article que j’avais écrit durant mon stage en maternelle. A l’époque, j’avais dix-neuf ans et un projet d’avenir très flou. Pour autant, je me souviendrai toujours de ce stage, et en particulier du petit Stéphane, que je vous laisse découvrir…
« Lorsque j’ai commencé mon stage, le directeur de l’école maternelle m’a dit de but en blanc : « Dans la classe de Monique, il y a un petit garçon, Stéphane, qui est un peu spécial. Il lui faudrait une AVS pour s’occuper personnellement de lui en classe, mais les parents ne reconnaissent pas qu’il a un problème. Peut-être que tu pourrais t’occuper de lui et essayer de le canaliser un peu ». Sur le moment, je me suis dit : «J’ai une tête d’AVS ? Je suis là pour apprendre à m’occuper de tous les enfants, et on me jette aux côtés d’un enfant en difficulté…». Je n’étais pas d’accord du tout. Et puis, l’idée d’un enfant souffrant d’un handicap mental me faisait peur. Je ne savais pas encore m’occuper des enfants « sans problèmes », alors une telle responsabilité me filait les pétoches. Comment m’occuper de lui ? Comment l’éveiller ? Est-ce qu’il est violent ? Qu’entendait-il par « spécial » ?
Je suis allée dans sa classe. J’y ai découvert un adorable petit garçon.
Stéphane est un enfant qui, à 5 ans, a les réactions d’un très petit enfant. Il ne sait pas faire de phrases, exprimer de sentiment, de besoin. La plus longue phrase qu’il m’ait dite, c’est « Et voilà ! ». Il se promène partout dans la classe pendant que les autres enfants font des activités. Il ne sait même pas ce qu’est une activité. La maîtresse n’a pas le temps de s’occuper de lui. Elle lui donne un jeu avec des jetons de couleurs tous les jours et le laisse se dépatouiller avec. Il est un peu dans son monde, il est très dur de communiquer avec lui, de lui faire comprendre quelque chose et de lui expliquer une consigne simple. En gros, Stéphane ne peut pas faire grand-chose seul.
C’est sans m’y attendre que je me suis attachée à lui. Au fil des jours, il me semblait de plus en plus naturel d’aller tous les après-midis m’occuper de lui, lui tenir compagnie, jouer avec ses jetons et essayer de l’éveiller. Dans un premier temps, ce fut un échec. Je n’arrivais à rien lui apprendre ni à fixer son attention sur quelque chose.
Et un jour, le miracle s’est produit. Je lui ai dit « Tu veux faire un puzzle ? », il a dit « oui ». Et il l’a fait. Au début, je l’aidais beaucoup. En à peine quelques jours, le petit garçon isolé auquel on refourguait des jetons pour l’occuper savait faire seul des puzzles, aimait ça, et en redemandait. Sur le moment, je me suis sentie très fière. Pour moi, c’était une victoire. Au lieu de tourner en rond dans la classe pendant que les autres enfants fabriquaient leur calendrier de l’avent, Stéphane assemblait des pièces pour constituer des images. Il demandait mon aide, mais il se débrouillait très bien tout seul. Je partais souvent à la recherche de nouveaux puzzles pour lui faire plaisir.
Je me suis dit que je pouvais pousser le bouchon plus loin. Je lui ai montré beaucoup de livres, je lui ai posé des questions simples, j’ai essayé de le faire parler. Je lui ai appris à dire les noms des animaux et j’avais de très bons résultats. J’étais épanouie dans mon stage, grâce à lui.
Je l’ai mis devant un ordinateur, et j’ai joué avec lui. Il était passionné par l’écran, même s’il ne comprenait pas le but du jeu. Mais il découvrait des choses, que personne n’avait jamais eu le temps de lui faire découvrir.
Un après-midi, alors que c’était le jour des jeux de société, la maîtresse s’est assise à côté de Stéphane et moi. Elle m’a dit : « Tu sais, mardi c’est son dernier jour, il part vivre en Thaïlande ».
Je n’ai pas bien réalisé. J’ai feint d’être étonnée et j’ai juste lâché un « Ah, d’accord ». Au fond, quelque chose s’écroulait en moi. Je me sentais plombée, triste, fatiguée. Trahie, presque. Je m’étais occupée de lui pendant des semaines, je l’avais pris sous mon aile sans rien demander, et finalement, je me levais chaque matin, heureuse à l’idée de le retrouver. C’était mon petit Stéphane. Mon petit Stéphane qui me suivait jusqu’au dortoir des petits pendant que je m’occupais d’eux, pour que je lui mette son manteau. Mon petit Stéphane qui me parlait avec ses yeux, à défaut de savoir le faire avec sa bouche. Mon petit Stéphane qui réussissait à présent à finir des puzzles de 20 pièces en même pas deux minutes. Mon petit Stéphane qui parfois se mettait à rigoler tout seul, et qui m’entraînait avec lui.
Je m’étais en quelque sorte dévouée à lui. Quand j’étais en classe, j’y étais davantage pour lui que pour les autres. Pourtant, le but de mon stage était d’apprendre à m’occuper des enfants, à animer les activités, à les accompagner dans l’apprentissage des gestes de la vie quotidienne. J’avais préféré lui consacrer la majeure partie de mon temps, au point d’en faire le point central de mon rapport de stage.
Je me suis dit qu’après tout le temps que je lui avais consacré, qu’après les efforts que j’avais fait pour éveiller sa curiosité et ses capacités, je méritais mieux que d’être mise au courant deux jours avant son départ. N’étais-je pas aussi importante pour lui qu’il l’était pour moi ? Non. C’était ça la vérité : NON.
Le dernier jour, je suis restée avec lui. Même sa maîtresse m’a dit : « Pour son dernier jour, je te laisse avec Stéphane, c’est quand même toi qui t’en es occupée ». Quand j’ai dessiné sa main pour le dessin du calendrier, elle m’a laissée écrire le premier mot derrière. Je me suis sentie encore plus triste. Cela signifiait que je n’avais pas inventé tout le temps que je lui avais consacré. Elle-même l’avait vu, et estimait que j’étais la personne qui méritait d’écrire le premier « Tu nous manqueras ».
Lorsqu’il est parti avec son papa, je me suis mordue les lèvres. Il ne fallait pleurer. Il partait pour un endroit chouette, il était avec ses parents, je n’avais pas à être triste. J’avais fait ce qu’il fallait, et maintenant c’était juste terminé. Mais non. Il a fallu. Il a fallu que je lâche ma larme, parce que sinon, je ne l’aurais pas laissé partir.
Il ne se souviendra peut-être pas de moi. Peut-être qu’il sera très heureux en Thaïlande. Je l’espère franchement.
Mais moi, je ne l’oublierai pas. Ses petits yeux noirs, ses joues bien rondes, son pull rouge « Cars ».
La veille de son départ, je l’ai pris sur mes genoux pour la première fois. Lorsqu’une petite fille a pris sa place, et qu’elle est ensuite partie aux toilettes, j’ai vu Stéphane regarder à droite, à gauche, méfiant, puis se dépêcher de venir sur mes genoux. J’ai eu envie de le serrer contre moi. Je l’aimais, cet enfant. Oui, c’était un amour affectueux, un amour bienveillant. Je voulais l’aider, je voulais qu’il se sente un peu comme les autres enfants. Je trouvais qu’il méritait autant que les autres qu’on s’occupe de lui. Il ne méritait pas qu’on le mette dans un coin et qu’on ne se soucie que des enfants bêtement qualifiés de « normaux ».
J’espère qu’il ne perdra pas le peu que je lui ai apporté, là-bas. J’espère que ses soucis vont s’améliorer, qu’il sera heureux, et que quelqu’un lui trouvera pleins de nouveaux puzzles à faire.
Tu me manqueras, Stéphane.«
Et il me manque toujours…
©Manon Grelha