Aphorisme. Traverser une rue, marcher dans un parc, prendre le métro ou l’autobus avec la personne qui nous aime et que nous aimons, n’est-ce pas une manière de voyager ? Courte distance dans l’absolu, mais c’est aussi bousculer les étoiles dispersées sur le sol et dans le ciel. Parlons du récent roman d’Emmanuel Bouchard, La même blessure.
Cette histoire qui se résume en quelques lignes, nous fait rêver non pour ce qu’elle représente mais pour la manière dont l’auteur l’a traitée. Délicatesse et pudeur. L’époque s’y prête, les années quarante à soixante au Québec. Il était recommandé de se résigner aux diktats formulés par une Église dominante. Pas question de baliser sa vie d’amours interdites. Ce que devra taire Antoine Beaupré, ses sentiments passionnés pour Rose, jeune fille de son âge, dix-sept ans, qu’a épousée Thomas, son frère aîné. Pour aggraver les silences obligés du jeune homme, il a quitté Kénogami pour vivre chez Thomas et sa belle-sœur, à Arvida, petite ville qui commence à s’ouvrir à la modernité. L’usine où travaillent les deux frères doit faire face aux changements sociaux. C’est l’ère des premières revendications ; des grèves s’organisent avec Thomas comme figure de leader. Il est estimé de ses compagnons, l’énergie de son corps d’athlète incite les hommes à le suivre. Contrairement à Antoine, maigre et petit. Taciturne. Mais un après-midi, alors que la grève s’amorce, un accident mortel va changer le cours de la vie d’Antoine et de celle de Rose, enceinte d’un premier enfant.
À partir de cette tragédie survenue en 1941, inévitablement d’autres s’ensuivront. Rose se remet mal du décès de son mari, Antoine est abandonné à ses sentiments exacerbés, qu’il entretient sournoisement. Des nœuds se tissent de plus en plus comprimés, impossibles à défaire. Il se rend compte de l’indifférence de Rose à son égard. Les frustrations se démesurent, les souvenirs d’enfance et d’adolescence affluent à sa conscience obscurcie par le fantôme envahissant de Thomas. Celui-ci a été un garçon choyé par son père, admiré de Rose, qui fréquente la famille depuis de longues années. Le temps passant, les rumeurs s’insinuent, le doute s’installe sur la relation de Rose et d’Antoine qui continuent à vivre ensemble. Un ami leur conseille de partir à Québec, Antoine travaillera à la papetière du port.
Alors que des souvenirs empoisonnés assaillent Antoine, que son amour stérile pour sa belle-sœur le lancine, la grossesse de Rose est parvenue à terme. L’enfant sera un garçon qu’elle ne reconnaîtra pas, qu’elle abandonnera aux religieuses. Elle le prénommera Jérôme, seul indice de son attachement à Thomas. En fait, la dépression la guette, son comportement morbide, ses rires étourdissants se mêlant aux larmes, dénotent un signe inquiétant de sa vulnérabilité. Elle si petite, si fragile, mentionne parfois Bouchard. Plus tard, ayant surpris Rose dans un stade désert, avec le couturier de la manufacture, Antoine se rebiffe violemment, se considère trahi. Il devra se séparer de sa belle-sœur, sera embauché dans l’usine de pâtes et papier. Rose épousera le styliste, deviendra une femme conséquente, la situation de son mari privilégiant son statut d’épouse socialement comblée, qu’elle tolérera de mal en pis.
C’est sans compter sur les événements qui réfléchissent des décennies de déceptions ou de réjouissances. En 1962, vingt ans ont passé, Antoine rencontrera Jérôme dans l’usine où lui-même travaille. Ses sentiments pour Rose, la mère du jeune homme, se teintant d’inassouvissements haineux, il dressera Jérôme contre elle, acceptera toutefois que mère et fils fassent connaissance. Dernier acte d’un drame shakespearien que Rose ne supportera pas. Devenu servile, responsable de moult situations déplorables, Antoine n’a plus que la folie de Rose à aimer. Tous les deux auront bientôt quarante-six ans.
Roman hors de ce qu’on a l’habitude de lire. Dans un monde où les apparences
Récit à la fois conformiste et rebelle, faisant fi des modes actuelles, Emmanuel Bouchard ayant su imposer un style familier, soutenu de livre en livre. Le talent affirmé d’un écrivain n’a nul besoin d’effets démonstratifs. Nous n’avons qu’à surveiller le prochain roman, ou recueil de nouvelles, de l’écrivain, qui se posera, discret et influent, sur les tablettes surchargées des librairies.
La même blessure, Emmanuel Bouchard
Éditions du Septentrion, collection Hamac,
Québec, 2015, 225 pages
(Semblable à tous les articles publiés dans le blogue Ma page littéraire, ce texte est interdit de reproduction par la loi sur les droits d’auteur et sans l’autorisation de l’auteure, Dominique Blondeau.)
Notes bibliographiques
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)