INTERVIEW – Zep: « Je suis une espèce de moine »

zep

Vous vous sentez stressé? Alors « Un bruit étrange et beau » est la BD qu’il vous faut. Le nouvel album de Zep est un livre zen et relaxant, avec en prime des interrogations philosophiques sur le sens de la vie. A 48 ans, Philippe Chappuis, alias Zep, a choisi de quitter momentanément la bruyante cour de récré de Titeuf pour nous emmener avec lui dans le silence d’un monastère situé dans les Alpes suisses. De passage à Bruxelles il y a quelques jours, Zep en a profité pour nous en dire un peu plus sur ce roman graphique particulièrement réussi, paru aux éditions Rue de Sèvres.

Votre héros, William, est un moine chartreux qui est amené à quitter son monastère après de longues années d’enfermement. Comment cette idée vous est-elle venue?

C’est un album qui a mis longtemps à naître. En réalité, j’avais cette idée dans un coin de ma tête depuis 25 ans, mais sans vraiment savoir ce que je voulais en faire et sans trop savoir comment la raccorder à une histoire contemporaine. J’ai moi-même fait des retraites en monastère à peu près à la même époque où mon personnage William choisit de devenir moine. Evidemment, mes retraites étaient beaucoup plus courtes que les siennes puisqu’elles ne duraient que 3 ou 4 jours. Mais malgré tout, je connais cet univers du silence et je le trouve vraiment fascinant. Ces retraites en monastère sont des moments qui m’ont beaucoup apporté.

Vos retraites à vous, c’était dans un monastère chartreux?

Non, parce que les monastères chartreux, on ne peut pas y entrer. Moi, j’ai été dans des monastères qui pratiquent l’accueil, comme il en existe beaucoup. Si je me souviens bien, il s’agissait de soeurs dominicaines. En situant mon histoire dans le silence d’un monastère, j’avais surtout envie de parler de quelqu’un qui s’extrait du monde. Est-ce qu’on peut disparaître puis revenir? William a un côté un peu Comte de Monte-Cristo. Forcément, quand il revient 25 ans après être parti, le monde a changé. Le regard qu’on pose sur le monde après une aussi longue absence me semblait être une piste particulièrement intéressante à exploiter. Nous qui vivons dans ce monde au quotidien avons l’impression que tout va très vite alors que William, qui est resté enfermé dans son monastère pendant 25 ans, trouve que finalement, il ne s’est pas passé grand-chose pendant tout ce temps.

Votre personnage souligne que son monastère a presque 1.000 ans et qu’il a l’impression d’avoir le même âge…

Effectivement, rien n’a bougé à la Chartreuse de Valsante depuis des centaines d’années. Et c’est en ça qu’un lieu comme celui-là est complètement incroyable. Non seulement le monastère de la Valsante existe depuis bientôt 1.000 ans, mais en plus, il est habité depuis le début. Ce qui est assez rare parce que la plupart des monastères en France ont été saisis à la Révolution française ou ont connu des ruptures de quelques dizaines d’années. Et c’est fou de penser que depuis tout ce temps, ils n’ont pas eu de contact avec le monde extérieur…

un-bruit-etrange-et-beau

Est-ce que malgré tout, vous avez réussi à avoir des contacts avec les moines de Valsante pour préparer cette bande dessinée?

Pas directement, non. Par contre, j’ai eu un contact avec un chartreux qui a passé 20 ans dans ce monastère. J’ai aussi discuté avec des moines d’autres abbayes qui, eux, gardent un lien avec l’extérieur.

C’est impressionnant de voir que même quand ils font une simple balade dans la nature, les moines chartreux ne peuvent pas se parler…

En fait, ils perdent le goût du bavardage. Quand on est, comme eux, dans une pensée intérieure, dans une méditation pendant des semaines, des mois, des années, on n’a plus envie de l’interrompre pour parler de la pluie et du beau temps.

Vous, ça vous aurait plu d’être moine?

Mais je suis une espèce de moine! La vie d’auteur de BD a un côté assez monacal. Je passe ma vie dans une cellule. Certes, elle est plus confortable que celle d’un chartreux et dans mon atelier, il y a des disques de rock, ce qui fait que le respect du silence n’est pas total, mais pour le reste, je passe moi aussi ma vie à davantage observer le monde que de véritablement en faire partie. Après, il n’y a pas d’aspect religieux dans ma vie, mais c’est vrai qu’elle a un côté assez monastique.

Ce moine qui quitte son monastère après autant de temps, est-ce que ce ne serait pas un peu Zep qui quitte momentanément Titeuf?

Je n’avais pas pensé à ça. Un livre se fait toujours de manière très instinctive, et on ne réfléchit pas forcément aux raisons pour lesquelles on écrit une histoire. C’est seulement après, quand les gens nous posent ce genre de questions, qu’on se dit qu’il y a sûrement un lien, étant donné que cela fait 25 ans que je fais Titeuf et que là, je fais une incartade. Cela dit, ce n’est pas la première fois que je m’échappe…

un-bruit-etrange-et-beau-extrait-2

C’est vrai que vous vous échappez souvent par rapport à Titeuf ces dernières années, avec l’envie de créer d’autres choses. Est-ce que malgré tout, vous allez continuer Titeuf?

Oui, c’est un personnage que je veux garder. D’ailleurs, je suis justement en train de dessiner un album de Titeuf. J’aime bien le fait que ce personnage me permette de garder mon lien à l’enfance, tout en changeant d’album en album. Ce qui est normal, car mon lien à l’enfance se modifie. Quand j’ai commencé Titeuf, je n’avais pas d’enfants. Puis je suis devenu papa et un jour ou l’autre, ça me pend au nez de devenir grand-père. Je garde Titeuf comme un fil rouge dans ma vie. Cela dit, je ne peux pas tout raconter à travers ce petit bonhomme. Même s’il me permet d’aborder beaucoup de choses, j’ai bientôt 50 ans et j’ai aussi envie de raconter des histoires d’un homme de mon âge. Donc j’ai besoin d’inventer d’autres médiateurs. Là, en l’occurrence j’ai opté pour deux personnages, puisque j’ai autant aimé être William que d’être Méry. J’aime être à la fois ce moine, dont on attend beaucoup de réponses mais qui n’en a aucune, et cette jeune femme, qui vit dans une histoire pétrie de certitudes.

Vos deux personnages dégagent une certaine sérénité. Est-ce que c’était votre état d’esprit au moment de faire cet album?

De manière générale, je suis quelqu’un d’assez serein. En réalité, je pense que Méry est en colère à cause de ce qui lui arrive, mais c’est sa rencontre avec William qui crée la sérénité. Quand vous rencontrez un moine, c’est difficile de conserver sa colère parce qu’on est vite dans quelque chose d’assez paisible. Du coup, on prend un pas de recul et toute la vie prend un sens beaucoup plus léger.

Par rapport à « Une histoire d’hommes », votre album réaliste précédent, on sent un certain apaisement, non?

Oui, tout à fait. D’ailleurs, pour moi, « Un bruit étrange et beau » est un album qui parle de la paix que les gens font avec leur passé et avec leur avenir. Dans le cas de William, c’est avec son passé. Au fur et à mesure de son voyage vers Paris, sa vie passée lui revient à la figure et il comprend enfin pourquoi il a fui. A l’époque, il était parti pour beaucoup de raisons inconscientes qu’il n’avait pas mesurées. Ces raisons, il a maintenant l’âge de les comprendre. Ce qui lui permet aussi de faire la paix avec sa famille. Quant à Méry, elle cherche à faire la paix avec la mort, puisqu’elle sait qu’elle est condamnée. Ces questions, nous y sommes tous confrontés. Moi, par exemple, j’aspire à vivre en paix avec mon passé et mon avenir. On aspire tous à ça, même si on est souvent en colère par rapport à ce qui nous arrive. Mais on doit composer avec ce qui vient.

Est-ce que cet album vous a aidé à trouver cette paix?

Je ne peux pas dire que j’ai été en paix tout au long de la confection de cet album. Bien sûr, j’ai aussi eu des moments de colère pendant cette période, mais globalement, c’est un album qui m’a fait du bien.

un-bruit-etrange-et-beau-extrait-3

En cette période où on parle beaucoup de religion, vous racontez une histoire dont le personnage principal est un moine. Ce n’était pas un choix facile, non?

Pas facile, en effet. D’autant plus que les moines chartreux sont l’ordre le plus radical chez les moines catholiques. Non seulement, ils vivent cloîtrés mais en plus, ils vivent séparés les uns des autres, chacun dans leur propre cellule. C’est un peu comme une prison. Mais William ne le voit pas comme ça. Pour lui, c’est plutôt un espace de liberté.

Pourquoi avoir choisi de parler d’un ordre aussi radical?

Aujourd’hui, quand on parle de radicalité, cela fait tout de suite écho à la violence et l’agression. Or, pour moi, ce qui est important dans cet album, c’est le dialogue religieux. Je ne suis pas croyant, mais aujourd’hui on est obligé de reconnaître que nous croyons tous à des choses différentes, que ce soit à la non-existence de Dieu ou à l’existence d’un Dieu ou d’un autre. On ne peut plus imaginer aujourd’hui qu’on va convertir le reste de l’humanité à ce qu’on croit, que ce soit l’athéisme ou une religion. On est grandis par le dialogue religieux. Alors que je ne crois pas à grand-chose, je trouve ça vachement intéressant de parler avec des religieux, parce que ça me remue. J’aime être dans ce mouvement, dans cet échange d’idées. Quand on décide de bannir la religion parce que des gens ont commis des attentats au nom d’une religion, je trouve que ce n’est pas une bonne idée. Au contraire, c’est bien que des gens croient à des choses. Et moi, ça m’intéresse de savoir pourquoi ils y croient. Je me sens enrichi de leur foi quand ils m’en parlent.

Est-ce que vous avez hésité sur la fin à apporter à votre histoire?

Non. Pour moi, l’histoire que je voulais raconter était claire dès le départ.

Pensez-vous qu’on a tous besoin de plus de silence dans nos vies?

Je pense qu’il y a des gens qui ont besoin de plus de bruit aussi. Parfois, ça fait du bien… En tout cas, ça ne fait pas de mal de prendre un peu de recul. On est dans l’idée que notre monde va de plus en plus vite, mais c’est une idée reçue. Ce qui va vite, c’est la manière dont on reçoit l’information, mais en réalité il ne se passe pas grand-chose. Ces dix dernières années, notre monde n’a pas changé de manière si spectaculaire. Il y a des événements qui se passent, mais ils ne renversent pas notre monde. On ne vit pas dans un autre monde que dans celui d’il y a 25 ans. Je me suis amusé d’ailleurs dans cet album à dessiner une scène où William arrive pour la première fois dans une ville et il passe devant la vitrine d’un magasin de journaux, avec notamment des unes sur les migrants, sur des politiques mis en examen et sur le retour de Johnny. Or, il y a 25 ans, il y avait déjà plus ou moins les mêmes couvertures… et il y avait déjà le retour de Johnny!

Sur la couverture de votre album, votre personnage Méry nage dans la Seine. D’où vous est venue cette idée? Vous y avez déjà piqué une tête?

Non, je n’ai jamais nagé dans la Seine. Mais par contre, j’habite à Genève et je nage dans le Rhône en-dessous de chez moi. C’est une manière de voir sa ville qui est particulière, on la voit complètement différemment. On nage d’ailleurs dans beaucoup de capitales. Et on pourrait très bien le faire dans la Seine. Si on ne le fait pas, c’est pour des raisons de sécurité, à cause des bateaux. Mais par le passé, les gens se baignaient dans la Seine.

un-bruit-etrange-et-beau-extrait