Le temps des sauvages (Sébastien Goethals – Thomas Gunzig – Editions Futuropolis)
Martine Laverdure est caissière dans un supermarché. Dix ans de maison, pas un jour de maladie, pas un retard. Mais d’après le chef de caisse, elle pointe les articles un poil trop lentement. La direction du supermarché veut donc la virer. Le problème, c’est que Martine est syndiquée. Pour s’en débarrasser, le chef de caisse et le directeur des ressources humaines demandent à Jean, le responsable de l’équipe de sécurité, de prouver que Martine entretient une liaison avec Jacques Chirac Oussoumo, l’assistant-chef du rayon primeurs. Le règlement interne interdit en effet aux employés d’entretenir des rapports sortant du cadre professionnel. Hélas, lorsque la direction convoque Martine et Jacques Chirac pour leur signifier leur licenciement, l’entretien se passe mal et des coups sont échangés. Dans le tumulte, Jean fait accidentellement tomber Martine sur une table en verre. La caissière meurt sur le coup. Ce que Jean ignore, c’est que Martine avait quatre enfants. Et pas n’importe lesquels, puisque Blanc, Brun, Gris et Noir sont quatre jeunes hommes-loups d’une extrême sauvagerie, surentraînés et prêts à tout, y compris braquer des fourgons blindés. Il faut dire que depuis la privatisation de la reproduction humaine, les parents peuvent ajouter des gènes animaux à leurs futurs bébés pour les rendre plus forts. Lorsque Jacques Chirac prévient les quatre frères que leur mère a été tuée, ceux-ci n’ont plus qu’une idée en tête: tuer Jean et toute sa famille. Comme le dit Noir, le plus violent de la bande, « on va retrouver cet homme, et on le tuera, et on le mangera, et on tuera toute sa famille, et après on se sentira mieux! » Mais deux grains de sable vont venir perturber les plans des quatre hommes-loups. Ces deux grains de sable s’appellent Marianne et Blanche. La première est la femme de Jean… mais elle est bien moins docile que son mari! Elle aussi a des gènes animaux, en l’occurence de mamba vert, comme le prouvent la vitesse phénoménale à laquelle elle se déplace et son caractère particulièrement déterminé. Quant à Blanche de Castille Dubois, elle travaille pour les mystérieux frères Eichmann, les propriétaires du supermarché. Brillante et charmante (et dotée de gènes de loutre), elle ne laisse pas Jean indifférent… mais quelles sont ses réelles motivations?
Le pitch de cette histoire vous semble familier? Normal: « Le temps des sauvages » est inspiré du roman « Manuel de survie à l’usage des incapables », de l’écrivain belge Thomas Gunzig. L’auteur de BD Sébastien Goethals, spécialiste des thrillers, a tellement été subjugué par la lecture de ce roman dénonçant les dérives de la société de consommation qu’il s’est lancé dans le pari un peu fou de son adaptation. A priori, le livre de Gunzig semblait pourtant très difficile à transposer en BD, vu qu’il s’agit d’un récit totalement inclassable. Mais Sébastien Goethals a bien fait de se lancer dans cette aventure, car « Le temps des sauvages » est un roman graphique particulièrement réussi, qui mêle thriller économico-social, roman d’anticipation et psychologie. Les 270 pages de cette BD noire et intense donnent une vision cauchemardesque du monde qui nous attend si nous poursuivons notre quête vers toujours plus de rentabilité et de productivité de l’être humain. Cette quête pourrait en effet nous amener un jour à accepter les manipulations génétiques de la reproduction humaine, donnant lieu ainsi à l’apparition d’êtres hybrides… et totalement incontrôlables. Fidèle au ton grinçant et à l’humour cynique de Thomas Gunzig, Sébastien Goethals réussit l’exploit de donner vie à l’univers très singulier de l’auteur belge. Grâce aux dialogues, mais aussi et surtout grâce à l’attention qu’il accorde à chacun de ses personnages, auxquels il donne une véritable densité, que ce soit le père de Jean accro aux jeux vidéo, l’ambitieuse Marianne ou les quatre hommes-loups, qui ont chacun leur personnalité et dont les rapports sont de plus en plus tendus au fil du livre. Les dessins et la mise en scène participent, eux aussi, à la réussite du livre. Sébastien Goethals manie à la perfection les codes du thriller, avec peu de temps morts et une bonne dose d’action et de suspense. Au final, cela donne une BD tout aussi inclassable que le roman, mais tout aussi passionnante!