Aujourd'hui nous mettons de côté la bande dessinée américaine, et nous franchissons les Alpes pour aller voir où en est la série régulière consacrée à Dylan Dog, le détective du cauchemar, publié en Italie par la maison d'édition Sergio Bonelli Editore. A l'occasion du 30e anniversaire du personnage, un numéro spécial de haute qualité a été publié intégralement en couleurs : Mater Dolorosa reprend dès son titre une partie de la trame d'un des numéros les plus célèbres de la série, Mater Morbi. Dylan Dog retrouve en effet dans cet album celle qui est considérée comme la mère de toutes les maladies : lui qui pensait être guéri, replonge ainsi dans une sorte de délire fiévreux, et l'histoire se partage entre différentes références au passé de son existence, comme il est normal à l'occasion d'un numéro anniversaire comme celui-ci. Le scénariste Roberto Recchioni -qui est aussi le superviseur (editor) actuel de Dylan Dog- multiplie les hommages avec par exemple l'enfance de Dylan sur un galion au XVII ° siècle, son adolescence avec la propriété de Moonlight, ou encore John Ghost une de ses plus récentes créations, un des rares personnages modernes inventés à l'occasion de ce qui doit être -en théorie- la version 2.0 du titre horrifique le plus vendu en Italie. Pour ceux qui l'ignorent, Mater Morbi est déjà une créature du sieur Recchioni (il y a sept ans déjà) dont elle est en gros l'incarnation des peurs et de la fixation sur toutes formes de pathologies, sous l'apparence d'une splendide dominatrice sado-maso. Toute la partie qui fait référence au père de Dylan, occupé à mettre au point un sérum de vie éternelle sur le galion, alors que le fils est en proie au délire de la fièvre et que l'embarcation est pourchassée par des marins fantômes, est un écho fort à la grande période de DD, celle où Tiziano Sclavi avait entre les mains la destinée de sa création, qu'il quitta finalement au numéro 100, non sans laisser derrière lui un héritage si lourd et si bien défini que tous ceux qui lui ont succédé ont fini par se perdre, peu ou prou, si on en croit les lecteurs du premier jour. Il est ainsi presque logique de voir quelle est la fonction de John Ghost dans cette série, et cet épisode précisément : il est le ressort narratif, le tournant épocal, qui veut permettre à Dylan de rompre définitivement avec son passé (qui l'empêche d'aller de l'avant) pour embrasser son futur, et la gloire héroïque qui l'attend. Recchioni n'a aucun doute sur son talent et le bon chemin à entreprendre, mais les lecteurs eux ont eu tendance ces dernières années à choisir la désaffection.Mais la chose la plus intéressante dans cet album ce sont bien entendu les dessins de Gigi Cavenago. Ce dessinateur lombard est absolument formidable; avec lui les planches deviennent organiques et n'ont plus besoin de la succession de vignettes pour exister. Son travail est remarquable, entre onirisme assumé et expressionnisme, et avec une mise en couleurs stupéfiante, qui permet d'accentuer les émotions des personnages, mais aussi celles ressenties par le lecteur. Ceci ne se fait pas au détriment du storytelling, puisqu'il respecte les intentions de Recchioni et en magnifie la narration. Certaines scènes sont iconiques et édifiantes, comme le face-à-face entre Morgana (la mère de Dylan) et la Mater Morbi, un duel impitoyable sur ce qu'est la féminité et la maternité un peu didactique et forcé au niveau de l'écriture, mais d'un impact visuel exceptionnellement beau. L'ensemble fait figure de catharsis, la douleur qui suinte de chaque plan, qui est mise en images avec créativité et crédibilité, doit être acceptée, digérée, puis canalisée, pour faire partie d'un processus de croissance qui porte l'individu vers une version nouvelle et améliorée de lui-même. Si ce numéro ne fait pas l'unanimité et divise les lecteurs, c'est en partie à cause de la personnalité parfois contestée du scénariste, et d'un manque présumé d'audace dans la volonté de réformer vraiment la série. Mais il convient de noter et de reconnaître qu'il s'agit là d'un des plus beaux Dylan Dog jamais dessiné depuis l'aube de cette série. Une claque visuelle, un plaisir pour les yeux, et une immense joie en apprenant que Gigi Cavenago signera désormais toutes les couvertures, à la place de Angelo Stano, qui pour l'occasion livre son dernier travail sur la série régulière. Nous attendons clairement une version française avec impatience.