"Philippe était un poète et un rêveur fait pour vivre dans sa tête, pas dans un monde brutal et sordide comme le nôtre".

N'ai-je pas déjà écrit sur ce blog que le roman historique est un excellent moyen de parler de notre temps ? Il me semble, mais il est toujours bon de le rappeler. Comme pour la science-fiction et la fantasy, d'ailleurs, dans des domaines différents. Mais, restons sur le roman historique et partons 90 ans en arrière, dans les années 1920, à la rencontre d'un adolescent à qui la naissance a donné un patronyme trop lourd à porter et une éducation qu'il rejette. Dans "Je partirai pour les terres lointaines" (paru aux éditions Jourdan), Paul Couturiau s'intéresse au destin d'un garçon qui ne voulait pas être ce qu'on voulait faire de lui. Philippe Daudet est mort, si jeune, sans qu'on sache jamais vraiment les circonstances exactes de ce décès. Ce roman n'est pas une enquête visant à proposer une théorie, mais le récit des dernières semaines, des derniers jours de ce garçon qui se rêvait poète et aspirait à vivre dans le Grand Nord canadien. Avec, en toile de fond, une réflexion très contemporaine sur l'idéal, l'engagement et l'idéologie...
Philippe Daudet est un adolescent rêveur et grand amateur de poésie. Lui-même écrit d'ailleurs des vers, sombres, tourmentés, profondément pessimistes. Il faut dire que, à 14 ans, il se pose énormément de questions sur la vie qui est la sienne. Car il ne porte pas n'importe quel nom : il est le fils de Marthe et Léon Daudet, tous les deux figures de proue de l'Action Française.
Sur le plan matériel, le jeune Philippe n'a certainement manqué de rien, mais il n'en est pas de même sur le plan affectif. Et, très tôt, son esprit pur et romantique a mal supporté l'enseignement parental reposant essentiellement sur la haine et le rejet de l'autre... Voilà pourquoi, dès l'âge de 10 ou 11 ans, il tente régulièrement de fuguer.
Des initiatives maladroites, d'une grande naïveté, qui n'aboutiront à rien mais qui n'alarmeront guère ses parents, trop concentrés sur leurs combats idéologiques. Jusqu'à ce mois de novembre 1923. Philippe reste d'une candeur enfantine, mais, physiquement, il fait plus grand et plus costaud que son âge. Et, cette fois, il a décidé de rompre avec sa famille.
Direction ces "terres lointaines", ce Grand Nord, qu'il soit celui du Canada ou de l'Alaska, ces contrées où il pourra enfin goûter "le grand silence blanc"... Un projet d'une grande simplicité, pense-t-il, mais ce garçon qui a vécu dans un cocon (ou un carcan ?) ne connaît rien du monde et de son fonctionnement... Nouvel échec...
Dont acte. Mais Philippe reste décidé à rompre avec les Daudet, à devenir quelqu'un d'autre, à trouver un idéal meilleur qui mérite qu'on le défende... Pourquoi ne pas tenter sa chance chez les anarchistes, qui se trouvent à l'opposé exact du coin de l'échiquier politique qui l'a vu naître ? Commence alors une étonnante quête initiatique et idéologique où Philippe cherche sa voie...
Je n'entre pas dans le détail des faits, vous les découvrirez dans le roman de Paul Couturiau, évidemment, ou en surfant sur les articles consacrés à l'Affaire Philippe Daudet. Car, on ne s'en souvient plus de nos jours, mais cette histoire fut un immense scandale à l'époque, avec des suites assez rocambolesques.
Mais alors, que s'est-il passé exactement ? Philippe Daudet s'est-il suicidé ? Pour la plupart des observateurs, y compris Paul Couturiau, c'est l'hypothèse la plus probable. Mais le doute persiste, et persistera certainement toujours. Le genre de doute sur lequel on bâtit les théories du complot, on renforce les haines, on verse de l'huile sur le feu...
Or, c'est justement tout ce qui fait la force de cet événement : le contexte. Nous sommes au début des années 1920. Deux semaines plus tôt, à Munich, a eu lieu un événement encore insignifiant : le putsch de la Brasserie. En Italie, Mussolini est à la tête d'un Etat fasciste, la Russie, elle, est devenue l'Union soviétique depuis à peine un an...
Dans ces années qui suivent la boucherie de 1914-1918, tout a été remis en question et la période est à l'instabilité. Et à la déstabilisation... L'extrême-droite, revancharde, xénophobe, raciste, rue dans les brancards. A l'extrême-gauche, communistes et anarchistes poursuivent la lutte, oscillant entre combat politique et action violente.
Peut-être trouvez-vous que j'enfonce des portes ouvertes avec ce constat, mais il est au coeur du livre de Paul Couturiau. Il en est même, d'une certaine façon, le véritable enjeu. Philippe Daudet, par son ultime fugue, espère reprendre son destin en main sans jamais y parvenir vraiment. Pire, après sa mort, il sera plus que jamais ce qu'il a refusé d'être de son vivant : un instrument.
Un moyen pour ses parents de promouvoir leur idéologie en jouant sur les frictions de plus en plus fortes qui opposent le pouvoir légitimes aux extrêmes. Au fur et à mesure que l'on découvre le parcours de Philippe, présent, passé et même futur, si je puis dire (je vais expliquer cela dans un instant), c'est ce paysage idéologique effervescent qui se dessine. Et c'est effrayant.
D'autant plus effrayant qu'on y perçoit des échos avec notre société actuelle. Oh, je sais, je sais, on ne doit pas comparer les époques, c'est inexact et impropre. Mais il ne s'agit pas de cela. Juste faire le constat que, quelle que soit l'époque, les mêmes causes débouchent le plus souvent sur les mêmes conséquences, ce que ne devrait pas manquer de nous inquiéter...
Ce que montre Paul Couturiau, c'est cette irrésistible montée des extrêmes, que nous connaissons également, et particulièrement d'une extrême-droite qui, comme l'Action Française, ne cache plus ses penchants maurrassiens. Tous les moyens sont bons pour manipuler l'opinion, même les plus vils (et avec une portée bien plus grande avec les médias dont nous disposons).
Je vous laisse observer les signes qui jalonnent "Je partirai pour les terres lointaines" et que l'on peut relier à la situation présente. Il n'est donc pas non plus anodin de préciser que l'auteur a choisi de placer la narration en 1934, autre année-charnière de cette période, de l'Entre-deux-Guerres, où l'on frôla le pire, un soir de février...
Transition pour aborder les choix narratifs de Paul Couturiau : impossible de se placer simplement aux côtés de Philippe Daudet ou d'adopter sa voix pour raconter son histoire. Il ne s'agit pas de combler les blancs de cette affaire, de dire "voilà comment cela s'est passé", mais juste de prendre un peu de recul.
Le choix d'un narrateur neutre s'impose alors et lui offrir quelques années de silence en guise de recul. Enfin, neutre, pas tout à fait... Puisque ce narrateur, qui est une narratrice, est choisie à dessein : une jeune prostituée, juive de surcroît. Le dernier pied-de-nez de Philippe à ses parents, sa plus éclatante provocation, peut-être plus encore que son suicide.
En en faisant sa légataire, son témoin, en la rebaptisant Marie, elle qui se fait appeler Sarah, Philippe frappe là où il sait qu'il fera mal. Ou espère qu'il blessera ses géniteurs (parler de parents est devenu superflu). A ses yeux, cette jeune femme cristallise toutes les haines qui lui ont été inculquées inculquées et et qu'il a décidé de rejeter en bloc.
Mais le temps est venu de parler de Philippe. La citation place en titre de ce billet résume très bien la situation. Oui, rêveur et poète... Avec, comme bouclier au cynisme des siens, une infinie candeur, qui est aussi son pire défaut. S'il avait réussi à partir dans ces terres lointaines, peut-être se serait-il affirmé, épanoui, peut-être aurait-il grandi et suivi un bel idéal...
Il n'a cependant pu partir là-bas. Son odyssée n'a pas dépassé Le Havre avant de retrouver Paris et d'aller à la rencontre de ses ennemis idéologiques qu'il veut d'abord rallier. Avant de renoncer, car, bien vite, il comprend que, si les idées sont très éloignées, le fonctionnement est le même et qu'il ne s'agit pas d'idéal ou de conviction mais de pouvoir.
Il ne découvre que de bons petits soldats, prêts à mettre en oeuvre un message global, rigide, sans aucun pragmatisme. Il découvre que les inégalités perdurent par delà les différences, qu'on ne fait pas grand cas des femmes, lui qui rêve d'un monde où chacun serait traité de la même manière. Il découvre que l'idéologie n'est pas l'idéal, que l'idéal, ça n'existe pas...
Si l'on ne doit trouver qu'une seule raison au geste fatal de Philippe, c'est cela : une incroyable désillusion après être tombé de Charybde en Scylla. Je dois dire que je me suis parfaitement retrouvé dans ce constat que fait l'adolescent, au terme de ces journées d'errance et de quête d'une cause à se raccrocher. Et dans la différence profonde entre idéal et idéologie.
Le parcours de Philippe Daudet, dans les derniers jours de sa vie, est fascinant, car il passe par toute une série d'étapes, de remises en cause, de questionnements, d'actions qui vont aboutir au drame final et à sa mort. On comprend aussi ce qui a pu faire douter de la thèse du suicide (et là, je parle en toute bonne foi), en particulier sa volonté affichée de recourir à la violence...
Pourrait-il avoir été trahi et éliminé pour provoquer une réaction, comme dans un jeu de billards à trois bandes, afin de permettre à un pouvoir en difficulté de reprendre la main ? On peut légitimement se poser la question, même si on n'a aucun élément de preuve de cela. Même le principal témoin, un chauffeur de taxi, n'a aucune certitude sur ce qui s'est passé...
"Je partirai pour les terres lointaines", c'est d'abord l'histoire de rêves qui se brisent successivement. Que reste-t-il à l'adolescent timide, introverti, peu sûr de lui, si tout cela se dissipe, comme de vulgaire mirages ? Pas grand-chose... Ou plus rien... Et, dans sa candeur comme dans son mal-être et son désespoir, Philippe Daudet est un personnage extrêmement touchant.
Un dernier mot sur ces terres lointaines. D'abord, le titre du livre est un des vers écrits par Philipe Daudet. Ensuite, lorsqu'on comprend que, pour lui, elles font référence à ces étendues glacées de l'autre côté de l'Atlantique, on pense à Jack London. Malgré son jeune âge, il a déjà énormément lu, connaît par coeur "les Fleurs du mal", par exemple.
Mais, ce n'est pas chez le romancier américain que Philippe a puisé son inspiration. C'est chez un Français, tombé dans l'oubli de nos jours : Louis-Frédéric Rouquette, écrivain et voyageur dont le plus grand succès est "le Grand silence blanc". Voilà pour la page culturelle, là encore pas si anodine, car c'est aussi un des miroirs aux alouettes que Philippe va briser au cours de ses derniers jours...
Ce roman est un tout, car si Philippe Daudet n'était pas le fils de..., la portée de cette histoire serait forcément bien moindre. Mais, indépendamment de cela, Paul Couturiau signe le portrait d'un gamin féru de poésie qu'il a forgée en idéal, rattrapé brutalement par le monde dans lequel il doit s'efforcer de vivre.
Dire qu'on est simplement sur le récit d'un mal-être adolescent me semble tout à fait insuffisant. Philippe Daudet est un personnage qui va bien au-delà du jeune homme de bonne famille entré dans cet âge dit ingrat. Non, c'est un romantique né bien trop tard, dans un monde devenu terriblement matérialiste et violent, qui ne laisse plus aucune place aux rêveurs et aux voyageurs immobiles...