Je pourrais presque commencer ce billet en chantant : "Si je t'écris ce soir de Vienne...". Mais, il y a deux différences notables (enfin, au moins deux) entre Barbara et moi : je ne suis pas vraiment à Vienne, même si je vais vous y emmener par la magie de la lecture, et il ne s'agira pas de la ville contemporaine, mais de la capitale de l'Empire austro-hongrois. Car nous allons parler d'une saga familiale et historique, un classique de la littérature autrichienne, publié en 1944 aux Etats-Unis, et qui vient d'être traduit en français par Elisabeth Landes. "Mélodie de Vienne", d'Ernst Lothar (aux éditions Liana Levi), est un roman-fleuve à la construction prodigieuse, aux nombreux niveaux de lecture et d'une fabuleuse lucidité. Loin de tout chauvinisme, patriotisme ou nationalisme, c'est un chant d'amour à l'Autriche, lancé à un moment où elle n'existait plus. Une ode à un pays dont l'agonie aura duré près d'un demi-siècle, avant de renaître dans des proportions bien plus modestes...
La famille Alt vit dans une grande maison de trois étages, au 10, Seilerstätte, en plein coeur de Vienne. Le fondateur de la dynastie, Christophe Alt, était facteur de piano et sa renommée a pris un essor jamais démenti depuis, le soir où un certain Wolfgang Amadeus Mozart, quelques mois avant sa mort, a joué sur un instrument sorti des ateliers Alt.
C'est au même Christophe que l'on doit l'installation de la famille dans cette maison. Et, par testament, il a imposé à ses descendants d'y demeurer et d'y cohabiter, génération après génération. Un siècle plus tard, on ressent un certain confinement... L'arbre généalogique s'est étoffé, mais ses différentes branches n'ont pas l'air de très bien s'entendre.
Ftanz, le dernier de sa fratrie, âgé de 36 ans, vient d'annoncer qu'il comptait bientôt se marier. Enfin !, pense-t-on, tant on redoutait de le voir finir vieux garçon. Mais, chez les Alt, on a souvent fondé famille sur le tard. Le hic, c'est l'identité de l'heureuse élue : Henriette. Henriette Stein. Certes, son père, professeur de droit en vue, est converti au catholicisme, mais tout de même...
Qui plus est, la jeune femme, bien plus jeune que son fiancé, va très vite faire mauvaise impression auprès de sa nouvelle famille, qui se méfie ouvertement d'elle. Et cette tendance ne cessera de se confirmer au fil des ans, creusant de plus en plus le gouffre entre les différentes branches de la famille Alt, dont Franz sera bientôt le chef.
La vie du couple que forment Franz et Henriette est le coeur de "Mélodie de Vienne", car c'est vraiment avec l'entrée de le jeune femme dans le clan Alt que les problèmes vont vraiment commencer. Par la suite, leur fils aîné, Hans, sera l'autre moteur du récit, par son existence atypique, romantique, désespérée...
Je ne vais pas entrer dans le détails des vicissitudes de la famille Alt, elles sont nombreuses, douloureuses, blessantes mais aussi, quelquefois, bouleversantes. Car, aussi imparfaits soient-ils, on s'attache à Henriette, Franz et Hans, beaucoup moins à tous les autres, dont le rôle, s'il est secondaire si l'on s'en tient au vocabulaire littéraire, est fondamental.
Et, si je ne parle pas plus en détails des événements que vont traverser les Alt lors du demi-siècle que couvre le roman, c'est parce qu'ils épousent parfaitement les événements historiques qui vont jalonner la période. Du suicide de Mayerling (intéressant, d'ailleurs, de voir que Ernst Lothar remet en cause cette thèse...) jusqu'à l'Anschluss, les Alt sont toujours des témoins privilégiés, voire des acteurs.
C'est là que réside le tour de force de ce roman de près de 600 pages qu'on ne peut pas lâcher. Non pas d'imbriquer les faits historiques et les personnages de fiction, car c'est très courant, mais de construire un formidable parallèle entre l'Autriche et la famille Alt, entre une société toute entière et la maison du 10, Seilersträtte.
D'ailleurs, "Mélodie de Vienne" possède un sous-titre tout à fait explicite : "Roman d'une maison". C'est tout à fait cela, c'est frappant d'un bout à l'autre et remarquablement mené. Puisqu'on évoque le titre, un mot de ce "Mélodie de Vienne", choisi pour l'édition française : c'est le surnom élogieux que les pianos Alt ont gagné, au fil des ans, en raison de leur qualité.
Mais, cette mélodie, c'est aussi celle de cette ville magnifique, riche d'une incroyable culture, tolérante et cosmopolite, puissante et altière. C'est le rythme auquel vit cette ville, un air du temps passé, comme une valse à trois temps qui peut s'accélérer pour devenir une joyeuse mazurka ou une vibrante polka... Autant de danses symbolisant tout l'empire...
Des musiques mélodieuses et entraînantes que vont remplacer des musiques plus modernes, avant-gardistes, comme celle de Strauss (Richard, pas Johan) ou de Schönberg, qui seront elles aussi bientôt couvertes par le bruit que font les bottes lorsque les hommes marchent au pas de l'oie et celui des fusils et des canons...
Un dernier mot sur le titre, celui du roman dans sa version originale : "Der Engel mit der Posaune", ce qui, dans le pauvre allemand qui est le mien, doit signifier peu ou proue "l'Ange au trombone". Euh, l'instrument de musique, par l'accessoire de bureau... Cet ange musicien, il orne la façade du 10, Seilersträtte, il fait presque office d'armoiries.
On le croise à plusieurs reprises au fil du roman, à chaque fois à des moments importants et cet ange aussi va connaître, à l'instar de la maison, de la famille Alt, des moments marquants et d'autres, plus douloureux, plus difficiles... Symbolique au point d'être le titre du livre, il le sera jusqu'au bout, accompagnant la famille Alt dans son déclin...
Chez les Alt, il y a le tronc, autrichien depuis toujours, mais on s'est marié avec des Tchèques, des Hongrois, des Roumains, autant de peuples composant le fameux Empire Austro-Hongrois. Au fil des pages, des chapitres, des années, les deux entités vont se désagréger et perdre leur superbe. Immenses et respectées, elles vont se réduire comme peau de chagrin jusqu'au démantèlement.
Mais, avant cela, que de doutes, de douleurs ! Nos trois personnages centraux n'ont pas un destin facile, même s'ils ne sont pas non plus exempts de tout reproche. Commençons par Franz, un homme un peu falot, qui n'a certainement pas la carrure pour devenir le chef de famille. Un peu borné, orgueilleux jusqu'à la vanité, il est surtout tombé amoureux de la mauvaise personne...
Car Henriette, on le comprend vite, ne partage pas ces sentiments. Si elle a accepté d'épouser Franz, c'est pour d'autres raisons moins avouables. Alors, rapidement, elle déprime, pas franchement aidé par l'accueil plus que froid des Alt. Pour oublier, elle vole de ses propres ailes, s'étourdit dans Vienne et ses fêtes somptueuses, charme, séduit, trompe, dépasse les bornes...
Et pourtant, quelle femme ! Quel beau personnage, qui acquiert peu à peu la noblesse dont elle n'a pas hérité à la naissance, qui s'impose, à la fois aux siens mais aussi à ses adversaires, jusque dans le clan Alt. Comprenant ses erreurs de jeunesse, laissant derrière elle son égoïsme, elle va évoluer vers un repentir sincère auquel elle sacrifiera son épanouissement, jusqu'à devenir une vraie Alt.
Et puis, il y a Hans... Si Henriette m'a profondément agacé dans la première partie, avant de me toucher dans la seconde, Hans, lui, m'a bouleversé d'un bout à l'autre. Hans, c'est l'incarnation de l'Autriche, ou plus exactement, de l'idéal autrichien, tel que le titre du billet le définit. La tirade est d'ailleurs bien plus longue, mais je n'en ai gardé que la conclusion, par souci de concision.
Hans naît au moment où le déclin de l'Empire s'amorce, à la fin des années 1880. La mort de l'héritier du trône, Rodolphe, en est le premier signe. Peut-être même aussi le plus terrible, celui qui conditionnera la suite... Désormais, rien ne sera plus pareil, jusqu'à ce qu'un ancien petit caporal, Autrichien pourtant, ne porte le coup de grâce et ne fasse disparaître l'Autriche de la carte, en 1938...
Hans grandit dans une famille qui aborde mal le virage. Mais, surtout, il souffre de l'indifférence de ses parents. Au point de nourrir des envies d'émancipation très tôt. Un doux rêve, un voeu pieux, car les Alt sont comme enchaînés au 10, Seilersträtter, comme un sort que Christophe, le patriarche, leur aurait jeté, en rédigeant son testament.
Contrairement à sa mère, née Stein et devenue Alt, Hans est né Alt mais cherche sans cesse à se débarrasser de ce poids, insupportable. Son désenchantement va sans cesse croissant, au même rythme que son pays se délite. Et c'est une des autres causes de son mal-être, de son désespoir : ni patriote, ni nationaliste, Hans aime l'Autriche, ce que représente ce pays.
Par-dessus tout, ce qu'il aime, c'est se sentir Autrichien. Elle est là, sa véritable famille. L'idéal de Hans est en phase avec la diversité sociale de ce pays qui va bientôt être bafouée par la montée inexorable de l'intolérance et du rejet de l'autre. De quoi déboussolé un peu plus Hans, qui n'a jamais vu autre chose chez ses compatriotes que des Autrichiens.
Hans n'appartient plus aux générations "impériales", si je puis dire. Son idéal passe aussi par une justice sociale que commencent à incarner les mouvements ouvriers naissants. Pourtant, il ne les ralliera pas non plus, fera son chemin seul, traçant sa route tant bien que mal, avec son malaise en bandoulière.
Enfin, pour achever d'en faire un personnage romantique, il y a cet amour qui va rester son unique moteur. Hans est, si ce n'est le seul, en tout cas le plus sincère des membres de la famille Alt. Son amour pour Selma est pur, entier, total. Et surtout, réciproque. Le sentiment passe avant tout, avant les intérêts et la réputation des Alt, avant tout calcul social.
A mes mots, vous devez vous douter que cet amour n'aura rien d'éternel... Je n'entre pas dans le détail, vous découvrirez ces situations qui prennent aux tripes, mais aussi leurs terribles conséquences, pour Hans, pour les Alt... Là encore, le lien entre le destin de Hans et celui de son pays est étroit, pour le pire bien plus que pour le meilleur...
Ernst Lothar est bien moins connu que ses amis, Stefan Zweig ou Robert Musil. Homme de théâtre, avant tout, il a fui l'Autriche peu après l'Anschluss, en raison de ses origines juives, et s'est installé à New York, où il a écrit ce roman, alors que la guerre n'était pas encore terminée. Alors que son pays, son Autriche, n'existait plus.
Il est certain que, de tous les protagonistes du roman, c'est de Hans qu'il est le plus proche. Il partage avec son double de papier et d'encre cette passion profonde pour l'Autriche, pour l'idéal que voulait incarner (à tort ou à raison) cette société, et pour les Autrichiens, tous sans distinction. "Mélodie de Vienne" est ce cri d'amour à un pays disparu à jamais, car l'Autriche de l'après-guerre n'aura rien de l'envergure de son aïeule...
Avec cette incroyable fresque historique et familiale, Ernst Lothar signe un roman qui a tout d'un "anti-Sissi". La fantaisie de la fameuse série, sa candeur et sa joie, si éloignées des réalités historiques véritables, sont ici bien loin. Oh, on s'étourdit bien dans les soirées viennoises de la Belle Epoque, et dans les salles privées où l'on s'adonne à la frivolité, on s'encanaille sur les champs de courses, mais tout moment plus léger est vite rattrapé par le principe de réalité. Et par l'Histoire.
J'ai refermé ce roman bouleversé par ce dénouement, qui m'a rappelé celui du "Tabac Tresniek", de Robert Seethaler. Par cette violente rupture et l'incertitude qu'elle engendre. Ou qu'on voudrait qu'elle engendre, car, hélas, il est difficile d'espérer un avenir radieux... Et quitter les Alt, quitter Hans, aussi soudainement après les avoir accompagnés si longuement, c'est un déchirement...
Un dernier mot avant d'être vraiment trop long : l'édition française qui vient de sortir chez Liana Levi est enrichie de deux courtes annexes, signées par l'auteur. L'une date de 1945, en décembre, quelques mois après la fin de la guerre, alors qu'un nouveau monde se dessine, rédigée à chaud, et l'autre, bénéficiant d'un recul d'une vingtaine d'années.
Ne faites pas l'impasse, lisez-les. Elle apportent des éléments supplémentaires pour nourrir votre lecture, en particulier la seconde. Elles ont aussi valeur de témoignage, de la part d'un homme dont la vie a connu un tournant, qui l'a vu être privé de son pays natal, de sa nationalité dont il était fier, de deux amis proches, Zwieg et Musil, morts tous les deux en 1942, etc.
Mais rien, rien n'aura atténué l'amour de cet homme pour son pays, il le démontre encore dans ces dernières pages. Et, déjà ébranlé par le roman lui-même, j'ai été frappé cet ajout tout à fait pertinent, par l'éclairage qu'il donne et par l'ouverture sur la suite des événements, sur l'après, qu'il propose, avec énormément de délicatesse et d'intelligence.
La famille Alt vit dans une grande maison de trois étages, au 10, Seilerstätte, en plein coeur de Vienne. Le fondateur de la dynastie, Christophe Alt, était facteur de piano et sa renommée a pris un essor jamais démenti depuis, le soir où un certain Wolfgang Amadeus Mozart, quelques mois avant sa mort, a joué sur un instrument sorti des ateliers Alt.
C'est au même Christophe que l'on doit l'installation de la famille dans cette maison. Et, par testament, il a imposé à ses descendants d'y demeurer et d'y cohabiter, génération après génération. Un siècle plus tard, on ressent un certain confinement... L'arbre généalogique s'est étoffé, mais ses différentes branches n'ont pas l'air de très bien s'entendre.
Ftanz, le dernier de sa fratrie, âgé de 36 ans, vient d'annoncer qu'il comptait bientôt se marier. Enfin !, pense-t-on, tant on redoutait de le voir finir vieux garçon. Mais, chez les Alt, on a souvent fondé famille sur le tard. Le hic, c'est l'identité de l'heureuse élue : Henriette. Henriette Stein. Certes, son père, professeur de droit en vue, est converti au catholicisme, mais tout de même...
Qui plus est, la jeune femme, bien plus jeune que son fiancé, va très vite faire mauvaise impression auprès de sa nouvelle famille, qui se méfie ouvertement d'elle. Et cette tendance ne cessera de se confirmer au fil des ans, creusant de plus en plus le gouffre entre les différentes branches de la famille Alt, dont Franz sera bientôt le chef.
La vie du couple que forment Franz et Henriette est le coeur de "Mélodie de Vienne", car c'est vraiment avec l'entrée de le jeune femme dans le clan Alt que les problèmes vont vraiment commencer. Par la suite, leur fils aîné, Hans, sera l'autre moteur du récit, par son existence atypique, romantique, désespérée...
Je ne vais pas entrer dans le détails des vicissitudes de la famille Alt, elles sont nombreuses, douloureuses, blessantes mais aussi, quelquefois, bouleversantes. Car, aussi imparfaits soient-ils, on s'attache à Henriette, Franz et Hans, beaucoup moins à tous les autres, dont le rôle, s'il est secondaire si l'on s'en tient au vocabulaire littéraire, est fondamental.
Et, si je ne parle pas plus en détails des événements que vont traverser les Alt lors du demi-siècle que couvre le roman, c'est parce qu'ils épousent parfaitement les événements historiques qui vont jalonner la période. Du suicide de Mayerling (intéressant, d'ailleurs, de voir que Ernst Lothar remet en cause cette thèse...) jusqu'à l'Anschluss, les Alt sont toujours des témoins privilégiés, voire des acteurs.
C'est là que réside le tour de force de ce roman de près de 600 pages qu'on ne peut pas lâcher. Non pas d'imbriquer les faits historiques et les personnages de fiction, car c'est très courant, mais de construire un formidable parallèle entre l'Autriche et la famille Alt, entre une société toute entière et la maison du 10, Seilersträtte.
D'ailleurs, "Mélodie de Vienne" possède un sous-titre tout à fait explicite : "Roman d'une maison". C'est tout à fait cela, c'est frappant d'un bout à l'autre et remarquablement mené. Puisqu'on évoque le titre, un mot de ce "Mélodie de Vienne", choisi pour l'édition française : c'est le surnom élogieux que les pianos Alt ont gagné, au fil des ans, en raison de leur qualité.
Mais, cette mélodie, c'est aussi celle de cette ville magnifique, riche d'une incroyable culture, tolérante et cosmopolite, puissante et altière. C'est le rythme auquel vit cette ville, un air du temps passé, comme une valse à trois temps qui peut s'accélérer pour devenir une joyeuse mazurka ou une vibrante polka... Autant de danses symbolisant tout l'empire...
Des musiques mélodieuses et entraînantes que vont remplacer des musiques plus modernes, avant-gardistes, comme celle de Strauss (Richard, pas Johan) ou de Schönberg, qui seront elles aussi bientôt couvertes par le bruit que font les bottes lorsque les hommes marchent au pas de l'oie et celui des fusils et des canons...
Un dernier mot sur le titre, celui du roman dans sa version originale : "Der Engel mit der Posaune", ce qui, dans le pauvre allemand qui est le mien, doit signifier peu ou proue "l'Ange au trombone". Euh, l'instrument de musique, par l'accessoire de bureau... Cet ange musicien, il orne la façade du 10, Seilersträtte, il fait presque office d'armoiries.
On le croise à plusieurs reprises au fil du roman, à chaque fois à des moments importants et cet ange aussi va connaître, à l'instar de la maison, de la famille Alt, des moments marquants et d'autres, plus douloureux, plus difficiles... Symbolique au point d'être le titre du livre, il le sera jusqu'au bout, accompagnant la famille Alt dans son déclin...
Chez les Alt, il y a le tronc, autrichien depuis toujours, mais on s'est marié avec des Tchèques, des Hongrois, des Roumains, autant de peuples composant le fameux Empire Austro-Hongrois. Au fil des pages, des chapitres, des années, les deux entités vont se désagréger et perdre leur superbe. Immenses et respectées, elles vont se réduire comme peau de chagrin jusqu'au démantèlement.
Mais, avant cela, que de doutes, de douleurs ! Nos trois personnages centraux n'ont pas un destin facile, même s'ils ne sont pas non plus exempts de tout reproche. Commençons par Franz, un homme un peu falot, qui n'a certainement pas la carrure pour devenir le chef de famille. Un peu borné, orgueilleux jusqu'à la vanité, il est surtout tombé amoureux de la mauvaise personne...
Car Henriette, on le comprend vite, ne partage pas ces sentiments. Si elle a accepté d'épouser Franz, c'est pour d'autres raisons moins avouables. Alors, rapidement, elle déprime, pas franchement aidé par l'accueil plus que froid des Alt. Pour oublier, elle vole de ses propres ailes, s'étourdit dans Vienne et ses fêtes somptueuses, charme, séduit, trompe, dépasse les bornes...
Et pourtant, quelle femme ! Quel beau personnage, qui acquiert peu à peu la noblesse dont elle n'a pas hérité à la naissance, qui s'impose, à la fois aux siens mais aussi à ses adversaires, jusque dans le clan Alt. Comprenant ses erreurs de jeunesse, laissant derrière elle son égoïsme, elle va évoluer vers un repentir sincère auquel elle sacrifiera son épanouissement, jusqu'à devenir une vraie Alt.
Et puis, il y a Hans... Si Henriette m'a profondément agacé dans la première partie, avant de me toucher dans la seconde, Hans, lui, m'a bouleversé d'un bout à l'autre. Hans, c'est l'incarnation de l'Autriche, ou plus exactement, de l'idéal autrichien, tel que le titre du billet le définit. La tirade est d'ailleurs bien plus longue, mais je n'en ai gardé que la conclusion, par souci de concision.
Hans naît au moment où le déclin de l'Empire s'amorce, à la fin des années 1880. La mort de l'héritier du trône, Rodolphe, en est le premier signe. Peut-être même aussi le plus terrible, celui qui conditionnera la suite... Désormais, rien ne sera plus pareil, jusqu'à ce qu'un ancien petit caporal, Autrichien pourtant, ne porte le coup de grâce et ne fasse disparaître l'Autriche de la carte, en 1938...
Hans grandit dans une famille qui aborde mal le virage. Mais, surtout, il souffre de l'indifférence de ses parents. Au point de nourrir des envies d'émancipation très tôt. Un doux rêve, un voeu pieux, car les Alt sont comme enchaînés au 10, Seilersträtter, comme un sort que Christophe, le patriarche, leur aurait jeté, en rédigeant son testament.
Contrairement à sa mère, née Stein et devenue Alt, Hans est né Alt mais cherche sans cesse à se débarrasser de ce poids, insupportable. Son désenchantement va sans cesse croissant, au même rythme que son pays se délite. Et c'est une des autres causes de son mal-être, de son désespoir : ni patriote, ni nationaliste, Hans aime l'Autriche, ce que représente ce pays.
Par-dessus tout, ce qu'il aime, c'est se sentir Autrichien. Elle est là, sa véritable famille. L'idéal de Hans est en phase avec la diversité sociale de ce pays qui va bientôt être bafouée par la montée inexorable de l'intolérance et du rejet de l'autre. De quoi déboussolé un peu plus Hans, qui n'a jamais vu autre chose chez ses compatriotes que des Autrichiens.
Hans n'appartient plus aux générations "impériales", si je puis dire. Son idéal passe aussi par une justice sociale que commencent à incarner les mouvements ouvriers naissants. Pourtant, il ne les ralliera pas non plus, fera son chemin seul, traçant sa route tant bien que mal, avec son malaise en bandoulière.
Enfin, pour achever d'en faire un personnage romantique, il y a cet amour qui va rester son unique moteur. Hans est, si ce n'est le seul, en tout cas le plus sincère des membres de la famille Alt. Son amour pour Selma est pur, entier, total. Et surtout, réciproque. Le sentiment passe avant tout, avant les intérêts et la réputation des Alt, avant tout calcul social.
A mes mots, vous devez vous douter que cet amour n'aura rien d'éternel... Je n'entre pas dans le détail, vous découvrirez ces situations qui prennent aux tripes, mais aussi leurs terribles conséquences, pour Hans, pour les Alt... Là encore, le lien entre le destin de Hans et celui de son pays est étroit, pour le pire bien plus que pour le meilleur...
Ernst Lothar est bien moins connu que ses amis, Stefan Zweig ou Robert Musil. Homme de théâtre, avant tout, il a fui l'Autriche peu après l'Anschluss, en raison de ses origines juives, et s'est installé à New York, où il a écrit ce roman, alors que la guerre n'était pas encore terminée. Alors que son pays, son Autriche, n'existait plus.
Il est certain que, de tous les protagonistes du roman, c'est de Hans qu'il est le plus proche. Il partage avec son double de papier et d'encre cette passion profonde pour l'Autriche, pour l'idéal que voulait incarner (à tort ou à raison) cette société, et pour les Autrichiens, tous sans distinction. "Mélodie de Vienne" est ce cri d'amour à un pays disparu à jamais, car l'Autriche de l'après-guerre n'aura rien de l'envergure de son aïeule...
Avec cette incroyable fresque historique et familiale, Ernst Lothar signe un roman qui a tout d'un "anti-Sissi". La fantaisie de la fameuse série, sa candeur et sa joie, si éloignées des réalités historiques véritables, sont ici bien loin. Oh, on s'étourdit bien dans les soirées viennoises de la Belle Epoque, et dans les salles privées où l'on s'adonne à la frivolité, on s'encanaille sur les champs de courses, mais tout moment plus léger est vite rattrapé par le principe de réalité. Et par l'Histoire.
J'ai refermé ce roman bouleversé par ce dénouement, qui m'a rappelé celui du "Tabac Tresniek", de Robert Seethaler. Par cette violente rupture et l'incertitude qu'elle engendre. Ou qu'on voudrait qu'elle engendre, car, hélas, il est difficile d'espérer un avenir radieux... Et quitter les Alt, quitter Hans, aussi soudainement après les avoir accompagnés si longuement, c'est un déchirement...
Un dernier mot avant d'être vraiment trop long : l'édition française qui vient de sortir chez Liana Levi est enrichie de deux courtes annexes, signées par l'auteur. L'une date de 1945, en décembre, quelques mois après la fin de la guerre, alors qu'un nouveau monde se dessine, rédigée à chaud, et l'autre, bénéficiant d'un recul d'une vingtaine d'années.
Ne faites pas l'impasse, lisez-les. Elle apportent des éléments supplémentaires pour nourrir votre lecture, en particulier la seconde. Elles ont aussi valeur de témoignage, de la part d'un homme dont la vie a connu un tournant, qui l'a vu être privé de son pays natal, de sa nationalité dont il était fier, de deux amis proches, Zwieg et Musil, morts tous les deux en 1942, etc.
Mais rien, rien n'aura atténué l'amour de cet homme pour son pays, il le démontre encore dans ces dernières pages. Et, déjà ébranlé par le roman lui-même, j'ai été frappé cet ajout tout à fait pertinent, par l'éclairage qu'il donne et par l'ouverture sur la suite des événements, sur l'après, qu'il propose, avec énormément de délicatesse et d'intelligence.