G. s’exclame, et nous fait rire : « J’ai changé d’ordinateur, d’amant et d’éditeur ! » On convient qu’elle a raison de dépoussiérer la face insolite de son existence, celle contenant deux onces de rébellion, plus une touche de défi enfantin. Ne venons-nous pas d’entrer dans une saison nouvelle ? De quitter l’été pour tendre une main à la fois prometteuse et gourmande vers l’automne ? On parle du récent roman de Dominique Fortier, Au péril de la mer.
Ces dernières semaines, on a lu et analysé plusieurs romans réalistes, écrits au masculin. L’alcool, le sexe, le langage défloré, serti d’humour noir, parfois de cynisme. En ouvrant le roman de cette écrivaine talentueuse reconnue, dont l’œuvre nous impressionne, on s’est laissée charmer par une histoire qui n’appartient pas à notre siècle mais à un temps où les hommes se cherchaient encore. En eux ou à travers les livres si peu nombreux, Gutenberg n’intervenant qu’à la fin de l’histoire d’Éloi Leroux. Peintre réfugié dans l’une des abbayes du Mont-Saint-Michel, il y est venu pour noyer un désespéré chagrin d’amour. Dans ce lieu de prières, de sérénité, Éloi édifiera un récit autour de la construction de la prestigieuse bâtisse. Cela se passe au XVe siècle, Dieu faisait partie de la vie des hommes, de leurs joies, de leurs tracas. Du clair et de l’obscur. Dieu, mais surtout la foi traquée par les ombres vénéneuses de l’analphabétisme, soutenant quelques certitudes erronées, celle, par exemple, de prétendre que le Soleil tournait autour de la planète Terre. L’écrivaine mentionne qu’il n’est pas simple de se reporter au passé pour dépeindre le futur. Il faut regarder devant et non derrière. Être dérangé par des écrits subversifs, comme le sera Robert de Torigni, ami d’enfance d’Éloi, moine en partie responsable de l’abbaye et de ses livres. Empruntant le discours parabolique digne de celui de Jésus, il élude les péjorations qui pourraient nuire à quelques-unes des personnes complices qui l’entourent. Ne pas savoir lire ne signifie-t-il pas entretenir une naïveté amère qu’il est impossible de fracasser, le monde se restreignant à des frontières symboliques nécessaires, évitant ainsi d’élever son regard au-delà de soi-même, les assertions des érudits ne pouvant être remises en cause.
Pendant que la vie reprend ses droits au XVe siècle sous la plume réflexive, élégante, de Dominique Fortier, une narratrice promène le lecteur dans le quartier Outremont, en compagnie de sa petite fille. Narratrice-écrivaine ne pouvant ôter de son esprit le choc qu’elle a ressenti quand, adolescente, elle a contemplé le Mont, à ses débuts appelé Mont-Tombe. Plus tard, elle apprendra qu’il était désigné comme étant la Cité des livres, une bibliothèque de quatre cents livres enrichissait ses murs, plutôt ses pierres. Dans la solidité vaine du présent, nous frappe d’étonnement la friabilité illusoire du siècle des découvertes — flottent les silhouettes de Vinci, Gutenberg, Colomb, présences immortelles glissant entre les murailles du Mont, pour les consolider, les protéger des éléments naturels ou des incendies qui, tant de fois, ont dévasté ces lieux de plénitude. La prière est la vertu primordiale qui domine l’atmosphère monacale, parfois oppressante, drainant une prudence recueillie mais aussi une sagesse salutaire entre les moines et les pères. Frère Clément, modeste moine, tait son savoir en se consacrant aux quatre jardins, qui font l’admiration et l’envie du frère Adelphe, de passage au cloître. Frôlements des regards, silences amorcés, sourires perceptibles, le récit se teinte de ces allusions, camouflant la vanité d’hommes plus puissants. Même s’il est dit que les moines ne doivent laisser aucune trace d’eux-mêmes, surtout de leurs œuvres.
Dominique Fortier éblouit le lecteur en décrivant l’histoire et la légende de la bâtisse, entrecoupées d’une recherche élaborée plus intime, constamment insufflée de l’abbaye. L’écrivaine nous rappelle ce que signifient, dérivés du latin, le vocable « cloître », le verbe « croire ». Le sens du mot « miniature ». Elle dépeint, à travers gestes et paroles de Robert, l’éclat ornemental des enluminures, rondit les heures riches du Haut Moyen-Âge. Fusionnant entre un siècle révolu et celui dans lequel nous devons témoigner de tant de merveilles, nous ne savons plus, semble-t-il, apprécier la qualité des silences, écouter le vacarme des vagues, contempler le tourbillon de grains de sable. Ce sont des enfants d’autrefois qui auront le dernier mot quand l’un d’eux, au risque de sa vie, retirant de l’eau glaciale des feuillets rejetés par la mer, annoncera à Éloi qu’il a trouvé un trésor. Il s’agit de livres qui jamais ne mourront, contrairement à nous.
Au péril de la mer, Dominique Fortier
Éditions Alto, Québec, 2015, 176 pages.
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Notes bibliographiques
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)