Ce roman ne parle pas des attentats du 13 novembre 2015. Il parle (tout est dans le titre) du lendemain, qui nous a saisi dans la stupeur, le silence et l'effroi. Dans l'inconfort de ne pas savoir comment être triste. Dans cet ennui blanc et ce bouillonnement confus. Le lendemain, on était assommé, capable de rien.
Ok, partons de là.
Le héros s'appelle B., juste B. Car en ce lendemain, il n'est pas lui-même, il n'est pas entier. Il lui manque la part d'humanité qu'on lui a arraché la veille. La veille où son frère est mort à une terrasse, en trinquant avec lui.
B. circule dans cet état blanc. En montant dans une rame de métro, il reconnaît l'un des terroristes de la veille. Comme un fantôme, il lui emboîte le pas. Le bouillonnement à l'intérieur de lui prend l'ascendant.
Il suit ce jeune type jusqu'à un appartement. Là, il apparaît face au terroriste. Face à lui et... face à la fille qui habite ici. Layla.
Il n'a rien décidé de ce qu'il allait faire.
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Ce roman m'a waow... il m'a pfiou... Il est magnifique. De nombreux lecteurs vous diront qu'ils en ressortent avec de l'espoir ; qu'il leur a fait du bien. Alors, pas moi, il ne m'a pas fait du bien - mais je l'ai trouvé beau, puissant. Intime et épique.
J'ai échangé mes impressions avec Tom de La Voix du Livre au cours de la rédaction de cette chronique, et nous avons convenu de rebondir sur les impressions de l'autre : vous trouverez quelques liens au fil de l'article qui vous permettront de profiter de nos deux avis. Sur un roman aussi sensible, ce devrait être une expérience intéressante.
Pourquoi faut-il le lire (sans spoiler) :C'est de l'excellente littérature. J'aimerais vous dire que c'est détachable du fond, mais l'est-ce jamais vraiment ? Le style est bon - il est parfait : par sa pudeur, son ton simple qui parle du profond, du secret, en évoquant le concret, l'évident. Le point de vue est celui de B. Mais avant que le héros redevienne vraiment lui-même, avant qu'il retrouve son prénom en entier, c'est aussi un point de vue externe, un peu distant, sans jamais être froid. La première partie du roman, qui est sur un point d'équilibre délicat à tenir, le fait avec une simplicité et une justesse incroyables. Elle culmine en mon passage préféré, le point pivot où B. et Layla parlent enfin, à la table de la cuisine. Ce dialogue est génial.
Argh. Les mots justes, tout le temps ! Vincent Villeminot dévoile ici une voix d'observateur terriblement humaine.
" Le type barbu, un peu gras, qui a donné ses clopes à B., sur le quai, ne comprend toujours pas qu'on laisse des survivants... Qu'on les laisse comme ça, divaguer dans les rues, la nature, sur un quai d'une gare, le lendemain matin... Sans soutien, sans écoute, sans cigarette. (...)
Ça le scandalise, même.
Le type barbu, il ignore qu'on est toujours seul, en ces heures. (...) Qu'accomplir le deuil, ce n'est pas un " travail " ; juste une affaire d'abîme qu'on affronte, ou pas. "
C'est pile ça.
Le roman, puissant, troublant, parfois étouffant, est entrecoupé d'entractes. Littéralement : on nous fait sortir du huis-clos entre B., le terroriste et Layla, par trois fois, pour aller du côté des autres (ceux qu'on a croisés, les parents, les victimes, les rescapés.). Et ces entractes sont terriblement bienvenus.
J'ai essayé de lire le roman d'une traite, et je n'ai pas pu, parce que, bon, la vie a tendance à nous interrompre - et parce que, tout d'un coup, ce serait trop. Mais j'ai pu faire ma pause lecture au moment de l'un de ces entractes, parfaitement placés et salutaires.On respire, on reprend pied dans la réalité, auprès des ces autres personnages, qui passent à l'arrière-plan, et dans lesquels on retrouve bien plus de nous-mêmes que dans les trois protagonistes du huis-clos. On respire auprès d'eux avant d'y retourner. Bien vu.
Alors justement, je n'aime pas du tout l'idée de roman " à thème ", et encore moins celui-ci (les attentats de 2015), mais Vincent Villeminot est un maestro. Il ne traite pas un thème, fuck le thème. Il traite trois morceaux d'humanité qui s'entrechoquent dans ce décor traumatique.
(J'ai lu d'autres romans sur les attentats ; pour l'instant, c'est le seul que je vous recommande. Petite sélection ci-dessous, pas tous lu, en partant de ceux s'adressant au public le plus jeune, de gauche à droite.)
Tom, dans sa chronique sur La Voix du Livre qualifie Samedi 14 novembre de la " relance parfaite d'un pan brûlant de la collection Exprim', qui n'hésite pas à dépeindre un monde au plus près de ses agitations nerveuses et nervurées. " Il le dit bien et il a tellement raison ! La collection Exprim' c'est le roman ado-adulte français avec des riffs dans le ventre, toujours intense ; si c'est souvent feel-good comme avec Les petites reines ou Les Belles Vies, c'est aussi ardent et frappant comme avecDans le désordre ou Samedi 14 novembre.
C'est un roman optimiste. Dur, mais optimiste. Beau, râpeux, un peu douloureux - mais ce qui est beau est toujours un peu douloureux à regarder...
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Il y a cependant un élément qui me dérange. Et là, spoilers. (Ce n'est pas un énorme spoiler, mais si vous souhaitez ne rien vous gâcher de l'expérience, notez simplement qu'il y a une violence psychologique, dans ce roman, et passez à la conclusion, qui apparaît après " FIN DES SPOILERS ".)
SPOILERS, donc.
B. s'en prend à Layla d'une façon symbolique - et concrète. Layla pardonne... et nous aussi. Dans le cadre de ce lendemain, oui, nous aussi, on peut pardonner. Comprendre et pardonner.
Mais qu'elle tombe amoureuse de B. ? C'est une trop grande violence, ça, et personnellement ça me dérange.
Doit-on passer par cette violence pour se libérer de la première ? Peut-être. Car justement, B. n'est pas lui-même, et oui, les attentats de Paris ont suscité des réactions (paroles, actes) violentes, dans lesquelles leurs acteurs, plus tard, ne se reconnaîtraient pas. Tout cela est très bien fait.
Mais tomber amoureuse de cet homme-là ? Après ces gestes-là ? Peut-être. Ça ne serait pas la première fois qu'on le voit. Je me demande si Layla est simplement plus forte que moi.
Rire et rêver à haute voix, comme une enfant, avec l'homme qui, quelques heures plus tôt, te menaçait d'une arme, t'humiliait, pour moi ce n'est pas possible. Qui est cette Layla ? C'est une figure de sainte (d'ailleurs, c'est une infirmière : en terme de symbolique, c'est pas mal) et en fait c'est ça qui me démange, c'est que ce personnage, à partir du moment où elle se laisse séduire, je n'y crois plus vraiment.
Tom, dans sa chronique sur La Voix du Livre, lit dans Samedi 14 Novembre, en outre, une histoire où l'on " apprend à vivre à deux, avec des gestes précautionneux et doux ". Le fait est que les gestes ne sont pas doux, ni précautionneux, et c'est le cœur de ce qui me dérange : la seule " intimité " à laquelle renvoyer, c'est celle, forcée, que Layla subit.
C'est une dynamique classique, à la James Bond, où l'on s'impose à une femme qui, une fois forcée, tombe amoureuse. Bah oui ! Il suffisait d'y goûter. #PussyGalore
Layla est un personnage profond, complexe, bien incarné. Mais quant à cette relation, je ne peux m'empêcher de m'interroger sur la différence de ressenti entre lectrices et lecteurs : n'y aurait-il pas une question de point de vue à soulever ?
FIN DES SPOILERS
Tout ça, c'est du questionnement presque social mais qui ne peut se détacher de l'incarnation des personnages.
D'un point de vue littéraire, il y a pour moi un atout et une faiblesse qui vont jouer le rôle du " pour " et du " contre " cette histoire d'amour.
- La seule faiblesse du roman se situe pour moi dans l'interstice entre le moment où B. est un agresseur pour Layla et celui où il devient un ami : il manque des scènes pour développer cette complicité, cette intimité.
- Cependant, l'habileté indéniable, c'est que, de part et d'autre de cet interstice, on change de temps. La dernière partie du roman est au futur. Ces scènes où Layla et Benjamin s'aiment au futur d'un ton enfantin, elle peut se lire comme une hypothèse, un rêve.
La fin du roman est très symbolique, avec d'une part cette " projection ensemble " comme seule échappatoire possible, et d'autre part ce flash-back final post-générique, qui joue tout à fait le même rôle. Il souligne une lecture symbolique des promesses de Layla et Benjamin : est-ce qu'on est pas bien, là, à jouer comme des gamins ?
So what ?Si vous comptez mes points d'interrogation, vous constaterez que ce roman m'amène à me questionner.
Mais il y a un point sur lequel je ne m'interroge pas : je l'ai trouvé beau. Tuant. Épuisant d'émotion, vibrant d'une étincelle de vie - et c'est d'elle que vient sans doute l'implication du lecteur. Samedi 14 novembre est doucement terrible, puissant et élégant.
Je suis très curieuse d'avoir vos avis sur ce roman que (donc), je vous recommande,
Bonne lecture,
Samedi 14 novembre, de Vincent Villeminot, Sarbacane, 2016, 214 pages