À la suite des événements tragiques survenus à Paris, le 13 novembre, nos introductions sont en berne, tel un drapeau déchiré par la haine. On voudrait faire part de nos pensées solidaires aux familles des victimes, les assurer de notre détestation des atrocités commises par des gens qui radicalisent l’islam, s’en servent lâchement à des fins inhumaines. De tout cœur, on souhaite que les blessés se remettent sans trop de souffrance, toutes les souffrances, de tant d’aberration meurtrière. Que Paris retrouve ses airs invitants de capitale culturelle la plus prisée au monde. On a terminé la lecture du roman de Stéphanie Deslauriers, La trahison des corps.
Ce n’est pas un grand roman, c’est un roman humain. C’est une fiction, ce pourrait être le témoignage bouleversant d’une femme qui, atteinte d’un cancer incurable, a choisi de mourir plutôt que d’être soumise aux traitements médicaux qui lui accorderont quelques mois de sursis. C’est l’histoire émouvante de Camille, quarante-deux ans, qui, aux abords de sa mort, fait un ultime retour sur elle-même, sachant qu’elle n’a plus rien à donner sinon entretenir sa dignité, en mourant comme un être entier et non diminué par la chimiothérapie, les médicaments et la souffrance. Le lecteur sera le confident d’un passé raté à cause de circonstances qu’une enfant naïve, plus tard une jeune fille, n’a pas eu le pouvoir de prendre en main, ni d’apprivoiser. Il faudra la mort accidentelle du petit frère, à dix ans, pour que Camille réalise qu’il était l’enfant préféré de leur mère. Mais lui sera révélée la bonté de leur père envers elle. Donc une mère revêche, un père débonnaire, engendreront le premier chagrin révolté, une lucidité maladroite qui se manifestera par le refus des conventions. Ne plus croire en Dieu, ne plus chanter dans une chorale religieuse. Des riens cruels qui, doucement, au secondaire, la feront glisser vers le confort amical que lui offrira Mathias, étudiant comme elle. Ils rient beaucoup ensemble, fument des joints, font innocemment l’amour… Mais tous les deux grandissent et vieillissent. Mal, pour Mathias. Camille, fidèle à ce qu’elle est. Lui est devenu avocat, elle, professeure d’arts plastiques. Deux univers qui iront toujours à contre-courant. Ils vivront ensemble, elle refusera de l’épouser, aura une fille, Jane-Anaïs, qui comblera en partie le vide qu’elle ressent avec un conjoint de plus en plus souvent absent, consacré entièrement à sa profession. Puis, un soir de pluie et de grand vent, Camille, réfugiée dans un bistrot, voit entrer une jeune femme échevelée : elle cherche une place, le bistrot est bondé. Sans trop savoir pourquoi, Camille lui fait signe de venir s’installer à sa table. Signe aussi d’un unique amour qui bouleversera sa vie. Celle de Mathias à qui elle avouera vouloir le quitter. Celle de ses parents qui ne lui adresseront plus la parole. Jane-Anaïs, trop jeune pour réaliser la transformation de sa mère en refusant de se plier aux normes d’une société abrutissante d’ennui.
Huit ans de bonheur absolu avec Jacinthe, jusqu’au jour où, sous la forme d’un cancer du côlon, le malheur viendra ombrer les sentiments sereins qui unissent les trois femmes. Jane-Anaïs, difficilement, a accepté le lesbianisme de sa mère, sa sensibilité et l’affection de Jacinthe ont eu raison de ses réticences. Mathias, peu à peu, laisse entrevoir ses émotions, lui tellement réfractaire à tout épanchement. Les parents de Camille ajouteront leur chagrin à celui encore si lourd de la mort de leur fils. Les collègues de travail uniront leur gentillesse compassée pour aider Camille à supporter cette épreuve sans issue. Cependant, personne ne sait qu’elle a décidé de mourir à une date bien précise, ses affaires testamentaires étant ordonnées.
C’est de tout cela dont nous fait part Stéphanie Deslauriers, une vie qui s’arrête sans que nous puissions y faire quelque chose qui irait au-delà de notre humanité. On ne parle pas d’écriture, contrairement à l’histoire de Camille, elle est simple et fluide, composée de mots parfois durs, parfois tendres, qui racontent le fatalisme auquel, impuissants, nous devons faire face. Un récit poignant, rédigé entre fiction et réalité. Entre ce que le cœur possède d’authentique et la défaite des corps rongés peut-être par d’anciennes blessures inguérissables.
On n’élaborera pas davantage sur ce roman — label qui nous dérange —, on redouterait de trahir les intentions courageuses de l’écrivaine. Avant tout, être fidèle à soi-même, à la vie, à la mort.
La trahison des corps, Stéphanie Deslauriers
Éditions internationales Alain Stanké, Montréal, 2015, 136 pages
Notes bibliographiques
Installée au Québec depuis 1969, Dominique Blondeau, romancière et nouvellière, a été lauréate du Prix France-Québec/Jean-Hamelin pour son roman Un Homme foudroyé. Entre autres ouvrages, elle est aussi l’auteure de Les Feux de l’exil, Fragments d’un mensonge,Alice comme une rumeur, Éclats de femmes et Larmes de fond, ces cinq derniers livres publiés aux éditions de la Pleine Lune. En 2002, les éditions Trois-Pistoles ont édité son essai, Des grains de sel, dans la collection «Écrire». Elle a fait paraître des nouvelles dans plusieurs revues et collectifs et, en 1997, elle a été lauréate du Prix de la Meilleure Plume au concours XYZ. La revue de la nouvelle. Son treizième roman Une île de rêves a été publié en 2004 chez VLB éditeur. En 2008, elle a publié un recueil de nouvelles, Soleil et cruautés, dans Internet, sur le site Lulu.
Au début de 2012, elle publiait Des trains qu’on rate aux éditions numériques Le Chat Qui Louche. En 2007, elle a créé un blogue surtout consacré à la littérature québécoise, Ma page littéraire : (http://dominiqueblondeaumapagelitteraire.blogspot.com/)