Tu n’as jamais été vaillant. Dès le début, alors que nous usions les bancs du collège, tu aimais dormir. C’était en troisième secondaire. Je venais de changer d’école. Je ne connaissais personne. Tu étais assis à la table voisine. Avachi sur ton livre, tu dormais. Exaspérée, la professeure de français, Madame Robichaud, te tapait la nuque.
̶ Morin ! Réveille-toi ! Dors la nuit, mon homme. Pas ici !
Ensommeillé, désorienté, tu levais la tête, ne sachant trop où tu étais.
̶ Qu’est-ce… euh… ah… pardon madame, balbutiais-tu.
Ton attention résistait un instant, puis Morphée t’ensorcelait de nouveau. Abattue, l’enseignante ne disait plus rien.
Tu te vantais de ne pas étudier. Tu te contentais de la note minimale que tu obtenais en copiant sur nous. Je le savais, je te laissais faire. Dans les travaux d’équipe, tu t’occupais du minimum, que je reprenais le plus souvent. Tu arrivais en retard, tu séchais des cours. Malgré tout ça, je suis devenu ton ami.
Le soir, j’allais chez toi. Tu vivais dans une grande maison. Ça me changeait du taudis de mes parents. Pendant que j’étudiais, tu t’écrasais dans un grand fauteuil et tu jouais à des jeux vidéo. Parfois, ton père t’appelait pour un service. Tu bougonnais à peine, tu ne répondais pas. Moi, je m’offrais. Je suis comme ça.
Tu n’as jamais changé. Jeune adulte, la paresse te submergeait. Éveillé, tu bâillais. Souvent, tu t’écrasais sur un divan, ou sur ton lit, et tu t’endormais. Tu flemmardais, rêvassais, cocoonais, procrastinais. Tu ne travaillais pas. Ton père te traitait de fainéant. Tu lui opposais que tu faisais preuve de prévoyance, que tu te reposais avant de te fatiguer. Quand on te traitait de paresseux, tu décochais le plus sérieusement du monde que le zèle tue plus d’hommes que la paresse*, ce proverbe corse, et que, de toute manière, tu travaillais fort pour être paresseux. Quand ta mère pleurait en te traitant de bon à rien, tu lui rétorquais qu’elle avait tort, que tu faisais un excellent paresseux. Tes parents qui subvenaient à tes caprices en ont eu assez. Ils t’ont foutu à la porte, non sans te payer un studio de luxe que tu as négligé. La crasse s’est accumulée, la vaisselle s’est empilée, les vêtements souillés ont moisi.
Or, toujours de bonne humeur, tu n’étais pas déprimé. Tu assumais ta paresse. Tu disais qu’elle était un mal nécessaire, qu’elle était indispensable à chacun, qu’elle ne demandait qu’à être surmontée et que ça prenait du courage pour la vaincre. Tu me parlais de tes nombreux projets. Voyages, sports, tournois de jeux vidéo, projets d’entreprises. Tu avais envie de faire tant de choses, mais tu ne faisais rien. Tu me lançais ce remissa est somnium**, qu’il fallait prendre le temps de prendre son temps, de rêver, que malgré tes projets et du qu’en-dira-t-on, tu avais l’audace de ne rien faire.
Je ne te comprenais pas.
On dit que la paresse et l’oisiveté sont contagieuses. Or, elles n’ont eu aucune emprise sur moi. Je n’étais pas comme toi. Je me suis éloigné. Je ne te voyais plus que rarement. Tu dépérissais. Blême, amorphe, ton débit verbal ralentissait. Jovial, tu te disais en forme pourtant, mais à l’évidence, tu n’allais pas bien. Tu aurais dû comprendre. La paresse ne mène à rien.
Six mois s’étaient écoulés. Je rencontre Wilfred, notre ami de jadis. Il me dit que tu ne l’invitais plus à votre mardi Warcraft. Il n’avait plus entendu parler de toi depuis des semaines. J’étais inquiet. Je décide de passer te voir. Je frappe à la porte. Tu ne réponds pas. J’ouvre et entre. Ton appartement empeste. Tu étais vautré sur le sofa.
― Ça va ? que je te demande.
Tu ne me réponds pas. Tu regardais au plafond, sans bouger. Une fois près de toi, tu tournes enfin la tête et tu me souris. Tu étais livide.
― Ça va ?
― Remissa est somnium. Je ne suis qu’un songe.
C’est là, à ce moment, que ça se produit. Tu fermes les paupières et lentement, ton corps se brouille, puis devant mes yeux, tu t’évapores. Tu n’es plus blême, tu deviens translucide. Petit à petit, d’une parcelle de chair à l’autre. Tu ne meurs pas, tu te dissipes, tu désertes le salon, la ville, le monde. Au bout d’un moment, tu n’es plus qu’une ombre. L’ombre d’une vie.
* Tiré du site Evene
** Traduction latine libre d’une citation, Le travail pense, la paresse songe, tirée du site Evene.
© Jean-Marc Ouellet 2016
Notice biographique
Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, Jean-Marc Ouellet pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, il signe une chronique depuis janvier 2011 dans le magazine littéraire électronique « Le Chat Qui Louche ». En avril 2011, il publie son premier roman, L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis Chroniques d’un seigneur silencieux aux Éditions du Chat Qui Louche. En mars 2016, il publie son troisième roman, Les griffes de l’invisible, aux Éditions Triptyque.