(Extrait du roman Le génocide culturel camouflé des Indiens. Ce roman raconte l’histoire d’un homme qui a fréquenté les pensionnats indiens, soit des institutions fédérales qui avaient pour mission de « tuer l’indien » dans l’enfant.)
— Aujourd’hui, monsieur, les autorités canadiennes vous accordent la chance de profiter d’une libération conditionnelle. Je suis là pour dresser votre évaluation psychologique et le rapport précédant votre nouvelle sentence.
— Je le sais.
— Cela ne vous réjouit-il pas de pouvoir sortir ?
— Si. J’en suis heureux. Cela indique que je fais preuve d’un comportement exemplaire, j’imagine.
— Que direz-vous au juge pour le convaincre, après que j’aurai déposé un rapport favorable sur vous ?
— Je ne lui dirai rien de précis. Peut-être lui lirai-je des bouts du Petit Prince ! Je lui dirai que j’ai raconté mon histoire et que je l’ai écrite en écoutant le Requiem de Mozart, sa dernière œuvre, celle qu’il a composée avant sa mort, celle dont les voix et le chœur de la basse aux consonances chrétiennes m’ont inspiré l’âme pour que je puisse revivre les tourments de mon passé. Je murmurerai un des passages du Requiem à votre juge et ses sons humains qui soufflent des airs chrétiens teintés de mystère et de mort. Je lui chanterai de beaux airs, à votre juge, si vous voulez.
— Vous aimez la musique classique ?
— Durant mes années de prison, elle fut ma meilleure amie.
— Vous souhaitez demeurer ici, si je comprends bien ?
— Oui.
— Vous avez pourtant démontré tout ce qu’il faut pour bénéficier d’une libération conditionnelle. Vous pouvez être libre ! Comprenez-vous ?
— Oui, je comprends très bien, mais je ne veux pas sortir d’ici. J’y suis bien, c’est ma maison, c’est mon bonheur.
— Vous n’avez pas envie de liberté ? Vous n’aspirez pas à refaire votre vie ?
— Refaire ma vie ? Liberté ? Vous parlez de choses que je ne connais pas, monsieur. Je n’ai jamais connu la liberté, si ce n’est après avoir assassiné ce prêtre.
— Vous regrettez de l’avoir tué ?
— Absolument pas ! Jamais je n’éprouverai une once de regret pour avoir tué cet homme ; et, si j’en éprouvais un jour, je me tuerais moi-même, car je saurais que je suis gravement atteint.
— Vous n’avez pas envie de connaître une femme ? D’avoir une maison ? Des buts ? Un travail ?
— J’ai cinquante-trois ans et je veux finir ma vie ici. C’est ici que je suis heureux.
— J’ai lu votre histoire à quelques reprises. Elle m’a réellement beaucoup touché. Est-ce que vous me permettez de vous poser quelques questions ?
— Allez-y.
— Pourquoi ne vous plaignez-vous jamais ?
— Je me contente de raconter. Les plaintes atténuent la vérité.
— Avez-vous vraiment vécu toutes ces atrocités ou quelques-unes sont le fruit de votre imagination ou ont été vécues par d’autres ?
— Il est difficile d’inventer de pareilles agressions et encore plus difficile de se donner un rôle principal aussi humiliant. J’en ai par contre beaucoup caché.
— Comme ?
— Je préfère ne pas tout raconter, par souci de garder une partie de mon jardin secret, peut-être. Sans pouvoir vous expliquer pourquoi, je crois qu’il est préférable de taire certaines blessures et de les garder pour soi. Je ne pense pas qu’il serait utile, à moi ou à qui que ce soit, que je dresse la liste de tout, de vraiment tout ce que j’ai vu et vécu dans ces pensionnats. Je crois que vous en avez assez pour comprendre.
— Vous ne regrettez vraiment rien du geste que vous avez posé ?
— Non, j’ai été clair là-dessus. Si je le pouvais, je le referais et je m’arrangerais pour me sauver de cette église où je l’ai étranglé pour en tuer d’autres. À bien y penser, ce n’est pas assez d’un seul ! C’est là que se trouve mon seul regret, je crois. Pas assez ! Pas assez pour tout ce qu’ils m’ont fait subir. Pas assez pour Eruoma, pour Lily, pour mon autre sœur. Pas assez pour mes parents qui n’ont pas eu le droit de me voir grandir au rythme de leur amour et en conformité de leurs valeurs. Pas assez pour ces cent cinquante mille enfants autochtones. Pas assez, monsieur. Non, pas assez !
— Vous m’avouez carrément que vous tueriez à nouveau et de façon massive ? Je dois le noter dans mon rapport.
— Notez, monsieur, notez ! Allez ! Comme moi, utilisez votre plume vitriolique, vraie et sans détour. Notez, monsieur !
Je me levai.
— Attendez, monsieur, attendez, ne partez pas tout de suite. S’il vous plaît, me permettez-vous de vous poser une toute dernière question, juste par curiosité ?
Je regardai fixement l’homme en face de moi, lui signifiant par un léger signe de tête qu’il pouvait poser sa question.
— Pourquoi ne mentionnez-vous jamais, au grand jamais, votre nom ni même votre prénom, au fil de toutes les pages de ce long et généreux témoignage ?
Je l’observai longuement, plus d’une minute, il me semble. Je préparais ma réponse, je cherchais la formule lapidaire capable de caractériser exactement ma vie. Enfin, je lui répondis :
— Parce qu’on m’a volé mon identité. Je ne l’ai jamais retrouvée et ne la retrouverai sans doute jamais.
Avant de tourner l’angle du corridor menant à mon trou, j’ai vu l’homme ramasser la boule de papier au milieu du couloir et la dérouler. C’est alors qu’il a dû reconnaître la célèbre feuille d’érable rouge, emblème du Canada.
Notice biographique
Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :
-Le génocide culturel camouflé des indiens
-Ta gueule, maman
-Les dessous de l’intimidation
-Des fleurs pour Rosy
-T’as besoin de moi au ciel ?