Rambunctious garden de Emma Marris

9781608194544

Je l’avoue d’emblée, écrire une chronique sur ce livre fut une tâche compliquée. Oh, pas parce que le bouquin est en anglais, non, mais parce que les propos de l’auteur m’ont amenée à une réflexion en deux temps, qui du coup, a nécessité deux lectures à quelques semaines d’intervalles.

Le moins que l’on puisse dire, c’est que les opinions d’Emma Marris ne laissent pas indifférent. Soit on s’enthousiasme, soit on critique vertement. Et moi, je me suis retrouvée à éprouver divers sentiments, me situant entre ces deux réactions extrêmes.

Mais qu’est-ce qu’un rambunctious garden ? Et bien c’est un jardin, le bout de nature civilisé par excellence, qui se montre exubérant, dans le sens de sauvage et non contrôlé. Un jardin qui aurait pris ses aises, qui deviendrait un écosystème à lui seul, avec ses nouvelles caractéristiques écologiques. Le meilleur exemple qui me vienne en tête, c’est la friche, une nature férale qui, longtemps domestiquée par l’homme, redevient peu à peu sauvage pour peu qu’on lui en laisse la possibilité. Le choix de ce titre n’est donc pas anodin.

Dès les premières pages, Emma Marris remet les pendules à l’heure : le monde va mal, la nature va mal, et puisque les moyens classiques de la protéger ne sont pas très efficaces, il faut donc innover et surtout penser et voir autrement. Elle en profite donc pour tordre le cou à une idée reçue, pourtant encore bien ancrée et vivace : la nature originelle, la nature vierge n’existe pas.

Pour ma part, j’ai été naïve très longtemps (quand j’étais jeune), persuadée que ce type de nature existait bel et bien. Pas en Europe bien sûr, mais en Amérique du sud, en Asie. Des écosystèmes particuliers, forêts primaires notamment, des reliques d’une nature vierge. Que nenni hélas, et aujourd’hui je sais bien que même lorsque nous étions encore si peu nombreux, même à l’aube de la civilisation, nous avons touché, modifié la nature et laissé irrémédiablement notre empreinte. Il faut évidement replacer ces modifications humaines à leur juste échelle. Rien de comparable avec ce que l’homme saccage aujourd’hui, évidemment. Jusqu’ici, j’approuve pleinement, ce fait a d’ailleurs été mis en lumière depuis un bon bout de temps par les scientifiques, ce n’est plus un scoop… De même que je suis d’accord sur l’un de ses constats : quand on est habitué (là elle cible surtout les américains) à une nature grandiose, on se fiche complètement de la nature ordinaire, celle du jardin, du pré, de ces lieux quelque peu banals et insignifiants. Mais là où son discours me parait fort dangereux, c’est lorsqu’elle remet en cause l’utilité des parcs nationaux et réserves naturelles. Ou lorsqu’elle met pratiquement sur un pied d’égalité la forêt d’Amazonie et le terrain vague situé derrière la voie de chemin de fer à Trifouillis les oies. La biodiversité d’une peut-elle se mesurer à celle de l’autre ? Pas vraiment…
On peut et on doit sauver aussi bien un marais puant et une friche qu’une rivière, la Grande prairie ou la barrière de corail. Mais on ne peut remettre en cause le travail de fourmi entrepris par des générations d’écologistes pour sauver et protéger d’immenses pans de nature, qui, sans ces fameux parcs, ne seraient aujourd’hui que des parkings et complexes touristiques, zones « naturelles » de loisirs, terrains de chasse ou de sport extrême. Je ne sais pas si Emma Marris est une femme de terrain, rien ne le laisse supposer dans son bouquin, mais pour moi, il suffit simplement de regarder les différences en bord de Loire entre zones protégées et non protégées pour constater que l’absence de protection juridique conduit à tous les débordements possibles… Quant à Yellowstone, qu’elle prend en exemple, enlevez-lui donc son statut de parc, et vous allez voir…

Elle rappelle également, et à juste titre, que l’homme ne doit pas se dissocier de la nature. Nous faisons partie de la nature, et le mal qui nous lui faisons, nous le faisons à nous-même. Il y a une réelle prise de conscience à faire naître à ce sujet car cette séparation permet évidemment de saccager au nom du progrès et de la civilisation.

Elle aborde, quelques chapitres plus loin, le problème des espèces invasives. Là encore, elle écrit des choses intéressantes qui mériteraient d’être développées. En raison du changement climatique, de la disparition d’écosystèmes, des espèces animales et végétales colonisent des lieux où elles sont théoriquement étrangères. La France, ayant adopté la position Européenne, a pondu plusieurs décrets instituant des listes d’espèces invasives qu’il faut éradiquer. Pourquoi ne laisserions-nous pas une chance à celles qui peuvent s’installer sans créer trop de dommages ou en tout cas, sans faire disparaître une espèce autochtone ? Le débat mérite en tout cas d’être lancé.

Plus loin encore, Marris évoque le difficile choix qui s’offre à la plupart des conservationnistes : protéger une espèce au détriment d’un écosystème et vice-versa. Exemple célèbre : en certaines parties d’Afrique, les éléphants trop nombreux détériorent leur habitat naturel. Alors on les « gère », c’est à dire qu’on les abat, alors qu’ailleurs, des troupeaux sont décimés par les braconniers. Cruelle contradiction et parait-il, mal nécessaire… là encore, il y aurait bien des remarques à formuler…

Je ne vais pas m’étendre davantage et il vaut mieux lire le livre pour se faire sa propre opinion, mais il n’en reste pas moins que Rambunctious garden donne l’impression d’avoir été écrit avec une très grande naïveté. Contrairement à ce qu’elle pense, la restauration d’écosystèmes, intelligemment menée, est souhaitable et possible. Cela s’est passé avec des rivières par exemple, et cela a été un succès. Quand on peut réparer le mal causé, il faut le faire, même si le coût est parfois élevé.

Je reproche également à Emma Marris d’occulter ou d’ignorer un des plus gros problèmes causant la dégradation des écosystèmes : la surpopulation humaine et la présence humaine dans des zones dites « reculées » et encore sauvages il y a peu, en raison de déplacements de populations pour des causes diverses mais majoritairement liés à des guerres et des conflits. Je lui reproche également de ne pas prendre en compte les besoins des espèces animales dans son tableau idyllique d’une nature artificialisée. Deux exemples : oui, des espèces sauvages apprennent à cohabiter avec les hommes, jusque dans les villes, comme le faucon (qui niche à paris) ou le renard (qui s’est installé à Londres). Mais quid de l’éléphant, du gorille, de l’ours ou du léopard ? Ceux-là entrent nécessairement en conflit avec l’homme car il n’y a presque plus de corridor écologique, de territoires suffisamment vastes pour que les animaux ne se gênent pas entre eux, pire encore, des voies migratoires sont coupées (une pensée pour les éléphants et les gnous). Elle peut bien essayer de vanter l’apparition de « nouveaux » écosystèmes, certaines espèces animales et végétales seront sacrifiées !

Autre reproche, elle fonde toute son approche sur le postulat que l’homme est intelligent, responsable et avisé. Mais ça c’est dans la fiction, chez les bisounours, pas dans le monde réel ! Dans la vraie vie, des gars soi-disant intelligents veulent faire passer un pipeline bien polluant sur les terres des Sioux, dans la vraie vie des ex-citadins sont allés au tribunal demander le comblement d’une mare voisine car le chant des grenouilles est insupportable (et là on est vraiment dans un cas de nature « ordinaire », rien de moins exotique qu’une mare !). Dans la vraie vie, on va raser des zones humides et foutre des paysans dehors à Notre dame des landes parce qu’en ces temps de réchauffement climatique, le nec plus ultra c’est de construire un aéroport !! je ne sais pas si Emma Marris vit dans le monde réel, mais manifestement, elle ne doit pas lever souvent le nez de ses bouquins.

Quoi qu’il en soit, si elle a le mérite de soulever des questions intéressantes qui devraient être creusées, l’auteur enfonce aussi beaucoup de portes ouvertes et fait preuve d’un optimisme si béat que cela décrédibilise son propos. Elle a écrit ou est en cours d’écriture d’un ouvrage sur les loups, qui se fonde en partie sur l’exemple européen. J’ai affreusement peur de ce qu’elle va bien pouvoir préconiser…

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