Je parle souvent aux corneilles en marchant. Quand elles m’entendent du haut de mon balcon, elles rouscaillent. À cette hauteur, le son de ma voix est peut-être menaçant.
J’ai grand plaisir à converser avec elles. Cris doux, plaintifs, aigus, agressifs, cris courts, cris longs, cris de protestation… J’y perds souvent mon chinois.
Selon certains auteurs, il semblerait que les corneilles possèdent les rudiments d’un langage. Elles y parviennent en modulant l’intensité, les pauses et les séquences de leurs croassements qui ont tous une signification particulière.
Grâour grâour grâour grâour (pause) grâour grâour ! C’est un peu comme cela qu’elles proclament leur identité et leur droit de spoliation, à la manière ostentatoire des possédants de ce monde.
Cââ cââ cââ, crient-elles quand un chat se cache dans les parages. Cââ câââ câou cââ si c’est un oiseau de proie.
J’ai droit à un coa coa coa vigoureux quand, l’air désabusé, elles me voient revenir à ma cellule. Elles en remettent avec un tonique coac coac caac
suivi d’un percutant croââ crâr crâa crâr crâa, si je feins de les ignorer. « Oui, oui, leur dis-je, je vous ai comprises. » Kaâ koâ koâ, me répondent-elles, et dans un joyeux boucan, elles reprennent leurs conversations.
Au faîte des arbres, seule, la corneille se plaît à babiller. Ses chants improvisés me rappellent un phrasé de jazz.
« Désespère pas mon pompon ! » me disent-elles. Coa coa, me lancent-elles encore, suivi d’un coa, cro croââ. Crâr crâa, crâr, crâa, répètent-elles pensives avant de reprendre la conversation avec un tapageur koâ, koâ, koâ.
D’humeur instable, les corneilles peuvent être cinglantes. Leurs locutions incendiaires les rendent alors plus détestables aux oreilles de certains. Par temps de détresse, leurs cris résonnent en moi comme autant d’appels à l’aide des sacrifiés.
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L’auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)