[Ecriture] L’Alchimiste – Chapitre 2

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Ces nouvelles robes acquises sur les deniers personnels de l’évêque, Thea se mit en tête de trouver des instruments et un matériel de peinture avec lesquels elle pourrait aider Saint-Paul et gagner sa vie convenablement. Elle n’était pas choquée de devoir gagner elle-même de quoi vivre seule, elle s’y était préparée, elle n’aurait très certainement pas tenu le même discours si sa mère avait toujours été de ce monde. Elle se promena dans sa nouvelle robe d’un bleu nuit profond à la frontière entre Whitechapel et la City. Elle ne connaissait pas suffisamment la ville pour connaître les lieux où se rendre pour acquérir un tel équipement, elle ne pouvait se rendre à Soho seule, et à pieds. Payer un fiacre relevait de l’hérésie pour une jeune femme de bonne famille sans chaperon. Elle n’allait certainement pas demander à l’évêque de l’accompagner partout où elle devait aller, il avait une charge à accomplir, il avait déjà été bien courtois lors de l’achat des robes.

Elle lui avait promis de l’aider. Mais comment, là était toute la question. Que pouvait-elle bien faire de ses maigres talents pour une cathédrale ? Peut-être pouvait-elle repriser certaines œuvres vieillissantes, elle l’avait déjà fait à Oxford. Cela demandait des connaissances chimiques particulières, mais étonnamment, elle n’avait jamais eu le moindre problème à trouver les pigments et les liants composant les toiles lorsqu’il s’agissait de restauration. Peut-être pouvait-elle jouer de l’orgue durant la messe. Elle était moins à l’aise avec un clavier qu’avait un archer, mais l’oreille absolue aidant, elle ne devrait pas avoir de soucis pour suivre et faire vivre une partition. Voilà la maigre aide qu’elle pouvait apporter. Elle n’était pas dévote pour un penny, trop amatrice de sciences et de littérature pour espérer croire un jour à un dieu créateur de toutes choses. Comme aimait à le dire son père, au grand dam de sa mère, « la foi est une bénédiction dont il n’avait pas encore eu la chance de bénéficier ». Elle non plus. Cela avait-il de l’importance pour le vieil homme ? Dans une société si éprise des choses de Dieu, avait-elle seulement sa place ?

Elle ne chercha pas la réponse à cette question, elle la connaissait déjà. Elle n’avait plus sa place nulle part. Grâce à Dieu, elle était fille unique, supporter sa propre déchéance, elle pouvait le faire, celle d’une sœur ou d’un frère, elle n’en aurait été capable.

***

Les jours passaient, et Thea avait su se rendre utile. Déjà, les habitants du quartier avaient ouï dire de sa présence auprès de l’évêque, et ses talents étaient reconnus à leur juste valeur. Jamais elle n’aurait imaginé avoir un tel succès en si peu de temps. La jeune femme était flattée d’une telle demande. Les bonnes gens se pressaient afin de lui commander toiles et portraits. Parfois dans la lignée des artistes parisiens, dont elle étudiait les dessins avec avidité, parfois dans un style bien plus académiste. Peu importait, la jeune femme, et ceux malgré sa condition, parvenait à faire honneur aux demandes de ses clients et rien ne comptait plus que cela à ses yeux. Peut-être avait-elle enfin trouvé son salut ?

Les journaux avaient fait grand cas d’Appleton et de son carnage. Après avoir fui pendant plusieurs jours la réalité, elle s’était mise à lire le moindre article sur l’affaire, cherchant le moindre indice indiquant qu’il y ait eu des survivants. Rien n’indiquait sa présence, Scotland Yard avait conclu l’affaire bien rapidement en estimant qu’aucun habitant n’avait survécu. La déception avait fait place à une résignation fataliste. À quoi s’était-elle donc attendue ? À ce que ces parents aient laissé un message pour qu’elle les retrouve ? Un espoir vide de sens avait pris place dans son cœur alors qu’il n’avait pas lieu d’être. Une erreur stupide de débutante, qu’elle n’était pas prête à refaire. L’espoir ne la mènerait à rien. La vengeance elle, guidera sa vie jusqu’à la fin. Que quelqu’un ait pitié de son âme.

La mort dans l’âme, sans même que le nouvel espoir que représentait les actions désintéressées du vieillard puisse lui redonner le sourire, elle entra dans la première échoppe vendant du matériel artistique qu’elle rencontra sur son chemin. Elle flâna dans les rayonnages durant de longues minutes cherchant à s’imprégner de l’ambiance ô combien familière de l’endroit ! Elle avait l’impression de se trouver dans le bureau de son père à Oxford, alors qu’elle errait durant des heures au travers des nombreuses étagères à la recherche de la perle rare qui occuperait le reste de son après-midi. Thea refoula ses souvenirs. Elle ne pouvait se permettre d’être faible maintenant. Pas de sentimentalisme, pas de scène toute féminine alors qu’elle était seule, dans un magasin, chose que toute morale réprouvait.

Ces achats effectués, et après avoir négocié les termes de la livraison de son matériel directement dans la cathédrale, prétextant travailler pour le compte de l’évêque, ce qui, du reste, n’était pas totalement erroné, Thea sortit son reçu à la main. Elle prit une grande bouffée d’air frais. Un poids important sembla s’enlever de ses frêles épaules, elle pourrait au moins faire ce pour quoi elle était née, peindre serait son salut.

Dans la cohue de la rue, Thea se retrouva derrière une jeune Lady accompagnée de sa femme de chambre. Sa longue robe de couleur pourpre était recouverte d’un manteau de laine fine, la jeune femme apercevait des gants de dentelles tenant une ombrelle. Parachevant la tenue, un petit chapeau s’enroulait dans les boucles de sa coiffure. Aux vues de la qualité de sa toilette, ce ne pouvait qu’être une lady, Thea en mettait sa main à couper. Elle était juste étonnée, quelle femme d’une telle naissance venait faire dans un quartier où les artistes avaient pris leur marque. Elles discutaient avec animation, et Thea reconnut son nom dans la conversation. Sa curiosité l’emportant, elle écouta avec avidité.

— Rien de tout ce que l’on a vu ne me convient, Gladyss. Rien. Je suis désemparée par tant d’incompétence.

La théâtralité de la voix de la jeune femme la fit sourire. Oui, elle avait de toute évidence affaire à une femme haute de la haute société, et Écossaise, aux vues de son accent.

— Si je puis me permettre, milady, fit la jeune servante d’une petite voix, j’ai entendu dire qu’une jeune orpheline a été recueillie par monseigneur Martin, et qu’elle possède des dons artistiques impressionnants. Elle a déjà reçu de nombreuses commandes de la part de plusieurs grandes familles de Myfair. Peut-être devriez-vous vous renseigner ? Peut-être possède-t-elle le talent nécessaire pour réaliser votre portrait ?

La jeune lady sembla réfléchir.

— Des familles de Myfair dis-tu ? Qui donc ?

— Les Abberline, les Lindley, les Wills, pour ce que j’en sais, mademoiselle. Mais il me semble qu’il y en a d’autres.

Ce qui était en effet le cas. La servante était bien renseignée.

— Dans ce cas, cela pourrait correspondre. Je ne vais pas laisser les ladys Lindley et Wills être à la pointe de la mode et pas moi. Je vais en parler à père dès notre retour. Il me faut rencontrer cette orpheline.

Thea était tout autant flattée qu’on estime que son art était à la pointe de la mode que vexée qu’on la surnomme l’orpheline. Elle imaginait que l’on ne pourrait malheureusement rien faire contre l’opinion publique lorsque l’on vit chez un évêque, en ayant demandé l’asile après le massacre de son village. Bien que cette partie de son histoire demeure désespérément secrète.

La jeune femme se perdit une nouvelle fois dans de sombres pensées alors que la Lady continuait ses élucubrations à propos de la mode. Si seulement elle avait pu elle aussi se complaire dans la préparation de son entrée dans le monde comme n’importe qu’elle femme de son rang.

***

Les rues se vidaient à mesure que la journée avançait. Nous étions dimanche et toute la bonne société était réunie pour la promenade. Thea avait hésité pendant un moment à se mêler à la foule, faire comme si tout était normal pour elle. Mais sans chaperon ou gouvernante, rien n’y faisait, elle n’avait pas sa place parmi eux. La jeune femme était d’ailleurs étonnée qu’un homme comme monseigneur Martin n’ait pas de gouvernante. Elle se demandait d’ailleurs s’il vivait dans la cathédrale où s’il possédait une masure non loin. Elle s’était alors convaincue qu’un simple tour du quartier ferait l’affaire pour la libérer de ses sombres pensées. Elle s’était très rapidement perdue dans le fogg londonien, n’ayant plus comme repaire que le son de ses souliers en daim martelant le sol pavé. Elle aurait dû avoir peur, sentir le danger après ce qu’elle avait vécu ces derniers jours, mais ses pensées l’empêchèrent de se rendre compte alors que la nuit était maintenant tombée, que sa survie n’était pas passée aussi inaperçue que ce qu’elle avait pu imaginer.

Il fallut plusieurs minutes à la jeune femme pour comprendre qu’elle était suivie. Ses pas n’étaient pas les seuls à résonner dans la nuit, malgré la discrétion de son détracteur. Quoi qu’il arrive, son avenir serait scellé ce soir, Elle était bien incapable de retrouver son chemin, bien moins encore de se défendre face à un homme. Non pas qu’elle estimait qu’une femme avait moins de chance de s’en sortir si on l’agresse qu’un homme, mais elle ne se faisait pas le poids physiquement parlant, toutes ruses mises à part. Elle remerciait volontiers son père de lui avoir donné quelques cours d’escrime, mais si bonne bretteuse qu’elle soit, elle n’avait aucune arme à porter de main qui ne fasse une quelconque différence. La vie était décidément bien dure avec elle ces derniers temps. Ainsi, elle ne s’encombrerait plus d’un besoin de vengeance et rejoindrait les siens, loin de la culpabilité d’être la seule à avoir survécu.

Pour autant, elle était peut-être prête à mourir, mais pas sans se battre. Oui, elle se sentait coupable d’avoir survécu, mais pas au point de ne pas faire honneur à ceux qui étaient morts pour qu’elle puisse vivre quelques jours de plus. Cette folie la perdrait. Thea accéléra le pas, et tourna dans la première rue à afin d’effectuer un demi-tour stratégique. Devait-elle rester dans les grandes arcades de toute manière désertes à cette heure si tardive ou s’enfoncer dans les ruelles avec l’espoir de perdre son futur meurtrier ? Dans un cas comme dans l’autre, le résultat serait semblable.

N’écoutant que son instinct, la jeune femme s’enfonça dans la première ruelle à sa droite. L’odeur d’excrément qui s’en dégageait lui donna la nausée. Finir comme un détritus au fond du caniveau, voilà une idée qui ne l’enchantait guère. Le plus discrètement possible, elle tenta de se fondre dans les ombres lugubres des balcons branlants. Elle couvrit la distance la séparant du croisement le plus proche sans oser regarder derrière elle. Elle se plaqua contre le mur et risqua un regard. Une grande silhouette noire vêtue d’un chapeau et d’une longue cape semblait flairer les alentours. Elle ne distinguait pas les traits de son visage, mais deux billes d’un rouge flamboyant la transpercèrent lorsqu’elle croisa le regard de son assaillant. Elle aurait voulu crier, mais elle en était tout bonnement incapable. Aucun son ne parvint à franchir la barrière de ses lèvres. Elle était pétrifiée sous la puissance de ce regard, sans aucune chance d’en réchapper.

Une sensation aussi lourde qu’une chape de béton lui tomba sur la poitrine. Thea avait cette affreuse impression qu’on lui aspirait son fluide vital et son âme en dehors de son corps. Elle s’engagea alors dans un combat féroce, invisible, où sa volonté semblait affronter une magie dont elle n’avait pas connaissance. Chaque seconde s’écoulant lui sembla des heures, jusqu’à ce qu’elle comprenne qu’elle était capable de lutter contre cela. C’était inscrit profondément en elle, une certitude selon laquelle, cette créature ne pourrait lui faire de tord par le biais psychique si elle refusait de se laisser faire. Ce fut le déclic dont elle avait besoin pour réitérer son engagement dans cette bataille. En elle, quelque chose venait de se libérer, d’ancestrale, de dangereux, que rien, personne et surtout pas elle ne serait en mesure d’arrêter.

Le rubis à son doigt se mit à chauffer. La pierre habituellement d’un rouge sang, presque grenat, devint lumineuse au point de l’aveugler. Il y avait beaucoup de choses qu’un esprit rationnel comme le sien n’était pas en mesure de comprendre ces derniers temps, mais le cri de douleur et de rage que poussa la créature lui suffit. Peut-être possédait-elle finalement un objet qui pourrait lui sauver la vie. Peu importait de quelle manière cela, c’était produit du moment que cela fonctionnait. Le monstre se protégeait les yeux et se rencogna dans l’ombre. Elle en profita pour se relever. Elle avait le choix, fuir et tenter de trouver un endroit où se cacher, ou profiter de son avantage pour attaquer en premier. Comme si, pauvre femme qu’elle était, elle pouvait réussir à vaincre ce démon aux yeux rouges. La perspective de le laisser l’atteindre sans rien faire la rendait folle de rage. L’énergie du désespoir, voilà bien quelque chose qu’elle aurait adoré ne jamais connaître, pourtant, il lui était bien utile à ce moment précis.

Elle avança, les mains en avant afin de plonger la créature dans la lumière de la pierre. La ruelle entière se trouva inondée d’une lueur rougeâtre semblable à celle des yeux de la bête. Surprise par sa propre sagacité, elle ne put s’empêcher de le détailler. Il devait bien mesurer deux mètres de haut, quoiqu’il fût compliqué de l’affirmer avec sa posture repliée. Un long manteau l’entourait telle la cape de la faucheuse cachant un corps émacié. Ses extrémités disproportionnelles étaient pourvues de sortes de griffes tranchantes comme autant de petites dagues.

Thea releva finalement les yeux vers la face de son détracteur, si tant est que l’on puisse considérer cela comme un visage. Il possédait une peau blafarde sur laquelle se détachaient les deux billes rouges brillaient d’une rage toute nouvelle. Sa bouche se tordait d’un rictus mauvais, laissant échapper deux paires de crocs bavant. La jeune femme eut un hoquet de terreur et recula vivement, baissant du même temps la seule chose qui la protégeant de la célérité de son agresseur : sa bague.

Un long hurlement résonna alors dans la ruelle. Son erreur allait lui être fatale. S’en rendant compte bien trop tard, elle n’eut le temps que de se protéger le visage avant que la bête ne la décolle du sol d’une claque monumentale. La jeune femme atterrit sur ses poignets qui se tordirent violemment. Une onde de douleur la traversa lorsque son crâne heurta le sol à son tour. Sa vue se brouilla quelques précieuses secondes, celle dont elle aurait désespérément eu besoin pour mettre de la distance en elle et la créature, ou du moins lever le bijou protecteur. Non, à la place, une pensée affreusement futile traversa son esprit : si elle avait abimé l’une des robes que le père Raheem lui avait si généreusement offertes, elle s’en voudrait terriblement.

Trop tard pour songer à cela. Trop tard pour même imaginer rentrer un jour chez elle, si tant est qu’elle puisse considérer la maison de l’évêque comme un chez elle. L’ombre aux yeux ardents se penchait maintenant au-dessus de sa frêle personne de la bave dégoulinant entre ses crocs qui semblait démesurée à cette distance.

Elle allait finalement mourir, dans une ruelle, abandonnée de tous. Triste réalité.

Dans un dernier élan, elle leva son bras douloureux et colla la pierre sur la peau nue sous le menton du monstre. Si sa réaction face à la lumière de la pierre était impressionnante, il n’était rien comparé à celle engrangée par son contact. À l’impact, une flamme d’un bleu profond embrasa le visage et les vêtements de la bête. Un cratère se forma à l’endroit où le rubis avait été en contact avec son visage et un flot de fluide noirâtre s’en écoula. La créature hurla en se reculant les mains plaquées sur le visage. Il se saisit de son manteau et éteignit le feu qui se propageait à vitesse folle. Elle profita de ce laps de temps pour reculer elle aussi. Le grondement se propagea, la bête tourna vers elle un regard fou et se mis à courir avec une fluidité remarquable pour sa posture si particulière. De nouveau, cette sensation étrange qui prenait part au creux de son âme survint. Son être tout entier était comme aspirer en dehors de son corps. Elle tomba de nouveau à genoux, mettant ses dernières forces dans cette lutte étrange qui semblait prendre part autour d’elle. Elle se brisa les ongles sur le sol dans la bagarre contre son propre corps. Elle qui avait réussi à résister et à se battre contre ce monstre, voilà qu’elle se trouvait à terre à se battre pour quelque chose qu’elle ne comprenait pas.

Comme au ralenti, elle regarda la bête arriver à elle. Elle se prépara à un impact, qui n’arriva jamais. Une ombre supplémentaire venait d’atterrir derrière la bête, Thea reconnut le bruit distinctif d’une lame que l’on tire de son fourreau. La créature, trop excitée à la perspective d’une chasse réussie, ne fit pas attention à ce qui arrivait derrière lui. La lame le transperça de part en part. Il s’arrêta, choqué, et s’enflamma. Les flammes de cette si particulière lueur bleutée qui créèrent un véritable brasier. Quelques secondes plus tard, il ne restait que quelques cendres de la bête qui avait tant voulu sa mort.

Elle ne put détacher son visage du petit tas de cendre. Incrédule et terrorisée, rien n’était plus important pour elle que de savoir ce qui pouvait créer la combustion spontanée d’un homme aussi rapidement. Scientifiquement parlant, ce phénomène était totalement impossible. Rien ni personne ne brûlait aussi rapidement, sans qu’il ne reste quoi que ce soit. Elle aurait dû s’inquiéter du détenteur de la lame assassine. Elle aurait dû courir pour se mettre à l’abri dès que la créature eut été hors d’état de lui nuire. Mais rien n’y fît, elle était fascinée par ce spectacle. Hypnotisée par les dernières poussières qui retombaient, par la braise rougeoyante sur le sol. Par sa vie qui semblait une nouvelle fois avoir été épargnée, par tous ces phénomènes qui l’entrainaient dans un engrenage infini de questions et par des bottes de cuirs noirs qui se rapprochaient d’elle doucement.

Un homme s’accroupit près d’elle et lui parla. Il lui fallut toute la force de sa volonté pour parvenir à lever le visage vers son sauveur. L’homme qui lui faisait face était jeune et souriant, il possédait des traits fins et taillés à la serpe, des yeux rieurs d’un noisette très clair, un nez droit, une bouche pleine et des cheveux châtain clair retombant en légères boucles derrière les oreilles. Un peu trop long pour satisfaire la mode, mais il ne semblait pas être hommes à s’embarrasser des diktats de la mode londonienne. Il scrutait la jeune femme avec un intérêt non dissimulé.

— Tout va bien ? s’enquit-il.

— Il me semble.

Thea se redressa en essayant de préserver le peu de dignité qui lui restait encore. Elle se releva, ignorant la main que lui offrait le jeune homme. Elle se félicita de n’avoir d’accroc qu’à l’intérieur de la doublure de tulle de sa robe. Rien qu’un simple point de couture ne saurait réparer. Elle replaça d’une main vive ses jupons et son corset, épousseta son pardessus, un laps de temps précieux qui lui permit de remettre ses idées en place et d’appréhender plus facilement ce qui venait de lui arriver. Elle prit une grande inspiration et releva finalement la tête. Son sauveur continuait de l’observer, jusqu’à ce que ses yeux se posent sur la pierre à son doigt.

— Bijou de famille, je suppose ?

— Oui, c’est le seul souvenir qui me reste de mes parents.

— Je suis désolée.

— Je n’ai pas besoin de compassion, répondit sèchement la jeune femme.

Elle s’en voulut immédiatement. Jamais elle ne se serait permis de parler de cette manière à un homme, mais elle se trouvait profondément bouleversée par les mésaventures de la soirée. À tel point qu’elle n’était même pas outrée de se retrouver seule, avec un représentant de la gent masculine, dans une ruelle sombre de Londres, un cadavre en cendre à ses pieds et sans aucun chaperon à l’horizon.

Bien loin de la colère qu’elle avait imaginée, le jeune homme se fendit d’un large sourire, comme s’il se félicitait d’être tombé sur une jeune dame de caractère. Il fondit dans une belle révérence et se présenta.

— Keith Clayton, je suis honoré de faire votre connaissance mademoiselle, en dépit des circonstances.

Il n’essayait pas de lui expliquer ce qu’il venait de se produire, ni même de la convaincre qu’elle n’avait que rêvé. De toute manière, elle n’aurait jamais pu oublier un tel événement. Il semblait avoir confiance dans la force de caractère de son vis-à-vis pour appréhender le problème à sa manière. Oui bien il se fichait bien de tout cela, après tout, une jeune femme n’aurait pas dû se promener à une heure aussi tardive sans chaperon, n’importe quel homme aurait pu s’en prendre à elle. Souhaitait-il donc qu’elle se fustige d’un tel écart ?

La jeune femme esquissa à son tour une courbette.

— Thea Blackstone.

— Eh bien, mademoiselle Blackstone, je pense qu’un merci serait de mise.

— Un merci ? s’offensa la jeune femme.

— Pour vous avoir sauvé la vie, voyons.

Les yeux brillants de malice, il semblait très fier de sa remarque. Cela eut le don d’agacer Thea.

— Je me débrouillais très bien avant que vous n’arriviez !

— Un fait absolument flagrant !

Il partit d’un grand rire, comme s’il s’amusait d’une blague que lui seul ne comprenait. Puis redevint sérieux quelques secondes plus tard. Thea vexée de la lunaticité de son compagnon nocturne s’apprêtait à rebrousser chemin et retrouver les allées rassurantes et la douce lumière de la chaumière de Raheem.

Elle commença à amorcer une retraite calculée lorsque Keith lui attrapa le bras. Le simple contact l’électrisa entièrement. Une onde de choc traversa le corps de la jeune femme sans qu’elle ne puisse en comprendre la provenance, si ce n’est la présence de la main de son sauveur sur le bras pourtant masqué de gants de la jeune femme. Une douce chaleur remplaça l’électricité ambiante et alla se loger dans le bas-ventre de Thea. Une sensation aussi agréable que dérangeante, qui effraya la demoiselle. Elle se dégagea de la poigne salvatrice, laissant Keith tout aussi choqué qu’elle n’avait pu l’être. Il dévisagea Thea, ses beaux yeux noisette sertis de paillettes vertes et d’or écarquillés sous le coup de la surprise. Il replia fébrilement le bras, les yeux toujours rivés sur elle, comme s’il pouvait trouver la raison de cette sensation si prenante dans le visage de la jeune femme.

Il prit une grande inspiration et fit craquer les vertèbres de son cou pour se redonner bonne conscience. Troublé plus qu’il ne l’aurait pensé l’être, il proposa de ramener la jeune femme jusqu’à son lieu de résidence. Thea aurait aimé refuser, question d’orgueil mal placé, mais Keith insista lourdement, de façon à ce qu’elle n’ait d’autres choix que d’accepter.

Ils marchèrent en silence. Un silence lourd d’incompréhensions et de mystères entourant les deux compères d’un soir. Les événements de la soirée tournaient encore et toujours dans l’esprit de la jeune femme, tant de questions se bousculaient dans son esprit dont Keith semblait détenir les réponses. Quelle était cette créature de cauchemars ? Pourquoi sa bague s’était-elle mise soudainement à luire ? Comment avait-il fait pour la trouver ? Pourquoi la créature avait-elle pris feu aussi facilement ? Dans ses réflexions, la jeune femme s’arrêta à de nombreuses reprises.

Il laissa la jeune femme devant la porte de la maison de l’évêque. Il resta quelques instants supplémentaires à observer la jeune femme.

— Faites attention à vous, mademoiselle Blackstone, je ne serais pas toujours dans les parages pour sauver votre joli minois.

Thea s’apprêta à répliquer, mais Keith la pris de court, et sembla y prendre un certain plaisir, satisfaction qui se refléta dans ses yeux envoutants

— Évidemment, vous vous débrouilliez très bien sans mon concours, je n’ai fait que terminé votre œuvre. Je ne peux m’empêcher de m’inquiéter, sortir seule, à cette heure ! Que d’inconscience ! Évitez cela dorénavant. Qui sait ce qui rode dans la nuit ?

Thea ignorait si elle devait se sentir outrée par un tel discours ou flattée qu’un homme semble s’inquiéter pour elle. Il devait très certainement avoir quelques viles pensées derrière la tête. Comment pouvoir prêter attention aux discours d’un homme se promenant lui aussi la nuit, dans des vêtements de qualité, mais sans haut-de-forme digne d’un gentleman ?

— De toute évidence, des gentlemen aux tendances chevaleresques. Dommage qu’il n’y ait point de damoiselle en détresse supplémentaire pour vous ce soir, monsieur.

Il rit de bon cœur avant de river de nouveau le regard sur elle, un regard des plus troublant qui plus est.

— Nous serons amenés à nous revoir, ma Dame.

Il lui adressa un sourire charmeur avant de saisir sa main et y déposa un baisemain. La même sensation parcourra le corps de la jeune femme, électrisante et délicieuse à la fois pour se loger dans un endroit où rien n’aurait dû atteindre les jeunes femmes de bonnes naissances de la sorte. Assuré qu’elle se trouvait en sécurité, il partit d’une démarche féline et descendit la rue en direction des beaux quartiers. La jeune femme observa la silhouette s’évanouir dans la nuit en se questionnant sur cet étrange personnage et sur les sensations qu’il avait fait naître en elle.

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