"Si vous nous piquez, ne saignons-nous pas ? (...) Et si vous nous bafouez, ne nous vengerons-nous pas ?" (Shakespeare).

Cette citation, extraite d'une des grandes tirades de l'oeuvre de Shakespeare, est citée dans notre roman du jour. Pour le moment je ne vais pas la contextualiser plus que cela (mais Google est votre ami, si besoin), cela viendra en temps et en heure. Parlons d'abord d'un premier roman très remarqué aux Etats-Unis et qui est arrivé en France depuis quelques semaines. Un livre construit comme une tragédie shakespearienne, eh, oui, on y revient déjà, avec au coeur de son intrigue une imposture, thème décidément très en vogue actuellement. "Le dernier exploit de Poxl West", de Daniel Torday (en grand format aux éditions Les Escales), est un roman historique fort construit autour d'un personnage formidable au destin extraordinaire... Un peu trop, même. Et, la dernière page retournée, chacun se fera une idée de ce qu'il a lu. Et de ce que fut vraiment (ou pas) la vie de Poxl West...
En 1986, Elijah Goldstein est adolescent et vit avec ses parents à Boston. Rien ne le différencie des autres adolescents de son âge, si ce n'est, peut-être, le nom de son idole. Ce n'est pas un chanteur, un acteur ou un champion sportif, mais son oncle, Poxl West, qu'il voit pourtant rarement. Mais, à chaque fois, cet oncle qui n'en est pas vraiment un, juste un ami de la famille, raconte des histoires fabuleuses...
Mais, cette année-là, la fascination du garçon pour Poxl va franchir un nouveau palier. En effet, Poxl West va se retrouver en quelques semaines propulsé sur la liste des best-sellers d'une bonne partie de la presse américaine, grâce à des mémoires retraçant sa jeunesse et son engagement contre les nazis pendant la IIe Guerre mondiale.
La fierté d'Elijah dépasse largement le sommet de l'échelle de Richter, même si la nouvelle célébrité de son oncle le prive un peu trop de sa présence et de ses attention à son goût. Ne lui reste que le livre, même pas l'exemplaire dédicacé que Poxl lui a promis, mais celui acheté par son père. Il le lit, le relit, le connaît par coeur, surveille chaque nouvelle critique, chaque nouveau classement des ventes...
Il sait tout de l'enfance de Leopold (Poxl est un diminutif) en Tchécoslovaquie. Il y a grandi dans une famille juive, propriétaire d'une prospère tannerie. Une enfance heureuse, dans une Europe où les nationalistes montent, où le nazisme creuse son sillon. Pourtant, avant que les événements internationaux ne le rattrapent, c'est sa vie de famille qui va voler en éclats.
A 18 ans, après avoir surpris sa mère dans les bras d'un autre homme que son père, il s'enfuit. Direction Rotterdam, où son père souhaitait de toute manière l'envoyer. Mais, il n'y fait pas jouer les relations paternelles et y multiplie les petits boulots. Il y fait surtout une rencontre capitale : Françoise, dont il tombe éperdument amoureux.
Et puis, la guerre arrive. Une nouvelle fois, la coïncidence entre la montée des périls et une expérience personnelle douloureuse vont le pousser à reprendre la route. Cette fois, c'est en Angleterre qu'il se rend, alors que la guerre éclate. Son sang juif le pousse à s'engager mais il est étranger, il faudra donc attendre avant de pouvoir combattre.
Cela se fera aux commandes d'un bombardier. Poxl a appris à piloter très jeune, avec son père, en Tchécoslovaquie, et ses aptitudes vont rapidement se manifester. En particulier lors du bombardement de Hambourg auquel il prend une part décisive avec son équipage, malgré quelques tensions. Oui, Poxl West est un héros qui a bravé moult dangers, et l'on comprend l'admiration d'Elijah.
Jusqu'à ce que le New York Times ne vienne doucher l'enthousiasme général : un des journalistes du célèbre quotidien a mené l'enquête et, pour lui, les Mémoires de Poxl West n'ont aucune réalité. Il remet en cause non pas la qualité du texte, mais le fait qu'on le présente comme une "non fiction", comme on dit aux Etats-Unis.
Pour Elijah, le choc est immense. Se pourrait-il que cet homme qu'il admire et respecte plus que tout ait menti ? La colère de l'adolescent est à la hauteur de la déception et il espère par-dessus tout que son oncle défendra becs et ongles son honneur. Qu'il ne sera pas obligé d'assumer une telle honte auprès de tout ceux qui connaissent ses liens avec Poxl...
Evoquons d'abord la construction du livre, car, si vous le lisez, vous verrez que la révélation de l'imposture de Poxl West arrive loin dans le texte. Pas de panique, je ne spolie pas, c'est évidemment ailleurs que se trouvent les éléments-clé de ce qu'on peut appeler une intrigue, même si le roman n'a rien d'un thriller ou d'un polar.
En fait, comme je l'ai dit en préambule, "Le dernier exploit de Poxl West" est construit comme une tragédie shakespearienne. En fait, le lecteur découvre le fameux texte qui se retrouve dans l'oeil du cyclone, ces mémoires remis en cause, découpé en cinq parties, en cinq actes, en fait. Et ce que je vous ai raconté sur Elijah constitue les entractes de cette pièce.
Shakespeare, j'en parle beaucoup depuis le début de ce billet, est presque un personnage du livre, tant il est présent. Son oeuvre irrigue tout le parcours de Poxl West au point que son titre, Skylock, est un jeu de mots basé sur l'un des plus fameux personnages du Barde. Et c'est bien Shylock qui prononce les mots qui servent de titre à ce billet.
Une des tirades les plus fortes de Shakespeare, extraite du "Marchand de Venise". Une pièce souvent taxée d'antisémitisme où Shylock est un usurier juif qui n'a guère le beau rôle... Pourtant, lors de la première scène de l'acte III, il lance une tirade enflammée où il rappelle qu'un juif ne diffère en rien d'un chrétien, jusque dans le choix de ce venger de ceux qui le bafouent...
Poxl, c'est Shylock, un juif qui ne s'est pas laissé bafouer et s'est vengé : éprouvé par le sort des siens, ses proches, mais aussi tous ceux qu'il a côtoyés sur le continent avant que la folie nazie ne le mette à feu et à sang, il a choisi de combattre, de braver le danger et de se lancer dans cette guerre aérienne si incertaine. Mais aussi terriblement meurtrière...
Et si Poxl s'identifie ainsi à Shylock, ce n'est pas par hasard ; cette période de sa vie sera celle où il va découvrir l'oeuvre de Shakespeare dans des conditions qui vont durablement le marquer. On découvre un aspect de la guerre, en particulier du Blitz censé mettre l'Angleterre à genoux, qui sont tout à fait surprenantes et passionnantes. Mais également tragiques et émouvantes.
Mais qui est vraiment Poxl West ?
Car c'est bien la question qui s'impose, lorsqu'on remet en cause son récit. Et, au-delà de la question du mensonge ou des petits arrangements avec la réalité, d'une vie rêvée tellement fort qu'on finit par la prendre pour une réalité, on se pose beaucoup de questions sur la personnalité de cet homme, finalement assez mystérieux...
On le voit faire preuve d'un immense courage, on le voit faire ce que peu d'entre nous auraient sans doute oser faire, aller se balader dans une énorme et inconfortable boite de conserve au-dessus du sol ennemi, une bataille qui aura coûté tant de vies, en l'air et au sol. Mais, dans le même temps, on découvre un personnage qui fuit, et fuit souvent...
Il y a un décalage entre la vie de Poxl, héros de guerre sans peur et sans reproche, pas épargné par le sort, et la vie de Poxl, homme lambda, aux prises avec les émotions les plus coutumières de l'être humain et incapable de les maîtriser. Ce que fuit Poxl, c'est l'attachement, l'engagement, a-t-on l'impression. Et les femmes de sa vie.
Sa mère, d'abord, avec laquelle il entretient une relation compliquée, puis les femmes qu'il aimera et délaissera avec une goujaterie et une lâcheté qui laissent pantois... Oui, vraiment, qui est Poxl West ? Un être complexe, contradictoire, un héros, un lâche, un exemple, un menteur ? A chaque lecteur, certainement, ses impressions, sa réponse...
Il faut dire que Daniel Torday réussit à nous embrouiller parfaitement en semant autant d'indices allant dans le sens de l'imposture que de la vérité. Car, il faut bien le dire, si les révélations du New York Times portent sur un élément bien précis, on ne peut s'empêcher ensuite de se demander si ces mémoires n'ont pas été inventés de A à Z... Si Poxl n'a pas réécrit complètement sa vie...
Des exemples de ce genre, on en a connu. Des fictions qu'on fait passer pour des récits réels. Car, qu'on le veuille ou non, la force de la réalité dépassera toujours celle de la fiction... Mais, lorsque le masque tombe, tout s'écroule avec... L'auteur, quelles que soient ses qualités, est couvert d'opprobre, et son récit captivant est envoyé aux orties comme on jette le bébé avec l'eau du bain...
Daniel Torday choisit de ne nous donner qu'une partie du fin mot de cette histoire. Et il nous laisse avec nos doutes, nos questions, exactement comme Elijah. Je ne peux parler ici de la dernière partie du roman, vous le comprenez aisément, mais, si vous lisez "le dernier exploit de Poxl West", soyez attentifs au dernier interlude et au dernier acte...
Vous l'aurez compris, cette histoire m'a passionné, me laissant tout de même dubitatif. J'aimerais vous dire : je sais qui est vraiment Poxl West, mais non, plus d'une semaine que j'ai refermé ce livre et je ne sais toujours pas où se situe la limite entre la réalité et l'imagination (dois-je écrire le mensonge ?) dans le récit de Poxl West. Cela en agacera, pour moi, c'est une des qualités majeures du livre.
Et, en toute logique, c'est encore Shakespeare qui va venir semer un peu plus le doute, accréditer tout ou partie du récit de Poxl West. Et l'on peut alors légitimement se demander si la réalité de ses mémoires importe vraiment. Tel Shylock, Poxl aspirait à prendre sa revanche. Sur le sort, sur la vie, sur ses drames personnels. Il y parvient avec ce livre, et c'est cela, son plus bel exploit.