Yvon Paré nous parle de Nancy Huston…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Combien de fois, j’ai entendu des gens affirmer ne pas avoir le temps de lire. La vie est si trépidante, si folle qu’il ne reste plus d’espace pour ouvrir un livre, s’attarder à une oeuvre qui exige de la concentration. Ces mêmes personnes vous confient dans un salon du livre qu’ils rêvent d’écrire. Ces propos m’ont toujours laissé bouche bée.

Nancy Huston, dans «L’espèce fabulatrice», aborde cette question. Elle visitait une prison de Paris quand une détenue lui a lancé: «À quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable?»

L’écrivaine n’a su que répondre. Cette femme lui demandait pourquoi elle perdait son temps à écrire? Et pourquoi elle s’étourdissait à lire.

Madame Huston a noirci 200 pages pour répondre, démontrant que l’être humain trouve son sens, sa particularité et «son âme» dans ce pouvoir de créer des histoires.

Qu’on le veuille ou non, des fictions animent nos sociétés et occupent tous les bulletins de nouvelles. La croissance continue, la libre circulation des biens et des gens, la lutte au terrorisme, l’excellence et la productivité, la croissance de l’indice du bonheur dans la consommation constituent les volets d’une même fable. Certains tribuns préfèrent se boucher les yeux et les oreilles, répéter que l’on peut raser des forêts, brûler du pétrole sans compter, utiliser tous les fertilisants chimiques imaginables, polluer les eaux sans affecter l’environnement et la planète. Le réchauffement de la Terre rejoint les aventures de Superman dans leur esprit.

La lecture

Nancy Huston emprunte bien des méandres avant d’en arriver à la lecture et à l’écriture.
«Les pays où les individus ont le droit de retravailler les fictions identitaires reçues – le droit de changer de religion, de parti politique, d’opinion, voire de sexe – sont aussi les pays où sont écrits et lus des romans.» (p.178)

Un peu plus loin elle explique: «Plus on se croit réaliste, plus on ignore ou rejette la littérature comme un luxe auquel on n’a pas droit, ou comme une distraction pour laquelle on est trop occupé, plus on est susceptible de glisser vers l’Arché-texte, c’est-à-dire dans la véhémence, la violence, la criminalité, l’oppression de ses proches, des femmes, des faibles, voire de tout un peuple.» (p.180)

La lecture d’oeuvres de fiction aurait aussi un effet «civilisateur» sur les populations. Elle favorise l’autre point de vue, le respect, les comparaisons et les parallèles. Les États où on lit de moins en moins sont des pays où la liberté individuelle et collective perd du terrain.
«Tant dans son émergence historique que dans sa consommation courante, le roman est inséparable de l’individu. Il est intrinsèquement civilisateur.» (p.179)

Pas le temps

Pourquoi si peu de temps est consacré à la lecture au Québec? Il y a la télévision et le cinéma bien sûr. Le cinéma, je veux bien. On y invente des œuvres réfléchies, ficelées, exigeantes, proposant de nouvelles lectures de notre réalité. Signalons les films de Denys Arcand. Au théâtre, les œuvres de Robert Lepage, de Daniel Danis, Michel Marc Bouchard, Évelyne de la Chenelière et Larry Tremblay proposent un regard autre, décortiquent et permettent une «réflexion nécessaire», ouvrent des chemins et questionnent nos façons d’être.

Pour la télévision de «Paquet voleur» ou de «Loft Story», permettez mois d’avoir des doutes. Bien sûr, tout n’est pas parfait dans le monde de la fiction. On y trouve du pire, du meilleur et du jetable.

Lire, c’est comparer, bousculer, secouer des idées, se définir devant les dogmes dominants qui aspirent nos sociétés et marquent toutes les activités. J’imagine que l’on pourrait favoriser l’implication des jeunes en politique par la lecture dans les écoles. Avez-vous entendu quelqu’un pendant les dernières élections fédérale et provinciale proposer un programme de lecture? Est-ce pour cela que notre démocratie bat de l’aile, que la participation à ces mêmes élections ne cesse de reculer?

Il faut s’inquiéter devant le temps de lecture qui s’étiole au Québec comme partout dans le monde. La santé de la pensée et de la démocratie est touchée. Certains en profitent, soyez en assurés, pour imposer leurs fictions productivistes et irresponsables.

L’espèce fabulatrice de Nancy Huston est paru aux Éditions Actes Sud/Leméac.

Yvon Paré

Journaliste, écrivain et essayiste, Yvon Paré a publié une douzaine d’ouvrages, un essai, des romans, de la poésie et des récits.  Signalons Les plus belles années, LeRéflexe d’Adam, Les Oiseaux de glaceetLe souffleur de mots.  Les récits de voyageUn été en Provence, Le tour du lac en 21 jours et Le Bonheur est dans le Fjord ont été écrits en collaboration avec Danielle Dubé.

Lecteur attentif, il a rédigé de nombreux articles portant sur les œuvres des écrivains du Québec dans Le Quotidien et Progrès-Dimanche où il œuvré comme journaliste.  Il collabore à Lettres québécoises depuis une quinzaine d’années en plus d’être l’auteur d’un blogue fort fréquenté.

Le voyage d’Ulysse, un roman où il suit les traces du célèbre personnage d’Homère, en l’invitant au Lac-Saint-Jean et en inventant un monde possible et imaginaire.  Il a remporté le prix Ringuet du roman de l’Académie des lettres du Québec avec ce roman en 2013 en plus du prix fiction du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean.  Son dernier ouvrage, L’enfant qui ne voulait plus dormir, un carnet fort louangé, explore les chemins de la création.

On peut retrouver l’ensemble de ses chroniques sur http://yvonpare.blogspot.com/.