The girls, Emma Cline

Par Sara


Je suis assez satisfaite d'avoir lu le roman de Simon Liberati avant de me plonger dans celui d'Emma Cline, et j'ai bien entendu été systématiquement tentée de formuler des comparaisons entre les deux récits.

Force est de constater que l'approche est très différente, si bien que l'exercice est malaisé, mais d'une certaine façon, ils s'éclairent l'un l'autre d'une manière très intéressante.

Dans The girls, on adopte le point de vue de la narratrice, une jeune fille étouffée par son quotidien décevant, en mal d'attention, et qui vit l'expérience de la Famille à travers le prisme de son histoire avec Suzanne, une histoire singulière, ambivalente, où l'on ne peut que supputer les sentiments de Suzanne sans jamais avoir la moindre certitude.
Cette figure qui apparaît dans le récit de Liberati comme une fille redoutable et cruelle est ici envoûtante et capable d'affection, du moins se hasarde-t-on à le penser du fait de quelques-uns de ses comportements à l'égard d'Evie. C'est elle, en fin de compte, qui évite à Evie de participer au carnage final (dont on comprend qu'il s'agit du meurtre de Sharon Tate), qui la tient à l'écart de toute implication sérieuse.

L'auteur nous propose en outre d'apprivoiser la Famille à travers l'intronisation d'Evie, et de découvrir avec elle la vision du monde qui y est véhiculée ; on comprend de cette façon comment le discours prôné par Russell (qui prête ses traits à Charles Manson) pouvait séduire des jeunes gens rêveurs et, pour certains, vulnérables, pour d'autres, désireux de vivre une existence alternative, en marge d'une société régulée à l'excès qui leur imposait leur condition dans une certaine violence.
Les épisodes relatifs aux rapports sexuels et à l'expérience de la drogue participent de cette approche "interne", le lecteur accédant par là même au ressenti d'Evie lorsqu'elle y est confrontée et y est initiée.

Le récit est construit sur une alternance entre les chapitres relatant cette période, et des chapitres où l'on voit une Evie vieillie, qui sait avec le recul quels risques sa soif de liberté adolescente et sa fascination pour Suzanne lui ont fait courir. On comprend l'intention de l'auteur en ajoutant ce regard à l'épreuve du temps, la volonté sans doute d'apporter une densité supplémentaire au roman, mais cela n'était à mon sens pas nécessaire, et ne m'a pas semblé d'un grand intérêt.

En fin de compte, je pense avoir été plus sensible à California girls, mais il faut néanmoins souligner que les deux romans, s'ils abordent un thème commun, sont on ne peut plus différents, et ne ciblent de toute évidence pas le même lectorat. Par ailleurs, pour un premier roman, The girls est proprement bluffant.


"L'ambiance ordinaire était perturbée par le chemin que traçaient les filles dans le monde normal. Aussi racées et inconscientes que des requins qui fendent les eaux."

"Toujours ce même émerveillement devant Russell, cette certitude. J'étais jalouse de leur foi en lui, que quelqu'un soit capable de rapiécer les parties vides de votre existence et vous donner l'impression qu'il y avait un filet en-dessous de vous, rattachant chaque jour au suivant."

" "Russell ne veut pas qu'on s'attache trop aux enfants. Surtout quand c'est les nôtres." Elle laissa échapper un rire sinistre. "Ils ne nous appartiennent pas, tu sais? On ne peut pas les détraquer uniquement parce qu'on veut avoir quelque chose à câliner."
[...] Peut-être qu'il y avait une meilleure solution, même si elle paraissait bizarre : faire partie de ce groupe informe, et croire que l'amour pouvait venir de n'importe où. Ainsi, vous n'étiez pas déçu s'il n'en venait pas suffisamment de là où vous l'aviez espéré."

"Pauvre Sasha. Pauvres filles. Le monde les engraisse avec des promesses d'amour. Elles en ont terriblement besoin et la plupart d'entre elles en auront si peu."

"Des filles qui crachaient par terre tels des chiens enragés et baissèrent les bras quand les policiers tentèrent de les menotter. Il y avait une sorte de dignité folle dans leur résistance : aucune ne s'était enfuie. Même à la fin, les filles avaient été plus fortes que Russell."