Cannibales, Régis Jauffret

Par Sara


Voilà un roman inattendu, qui va tout de suite rejoindre la liste des livres à offrir à Noël!

Dès la lettre initiale, celle que Noémie adresse à Jeanne, la démarche interpelle, interloque, et dès la réponse que lui fait Jeanne, on devine la naissance d'un drôle de lien. Si le style de Noémie est nourri d'excès, et d'un certain lyrisme, Jeanne se révèle terre à terre, cynique, si bien qu'elles forment à elles deux une composition originale et, surtout, hilarante.

Car c'est là l'argument massue qui m'a convertie presque immédiatement en adoratrice de Cannibales : que c'est drôle! que c'est truculent, grotesque, exagéré, absurde même! J'ai perdu sans espoir de réhabilitation toute forme de dignité dans la ligne 1 de ce cher métro parisien, trop incapable de me contenir et gloussant bruyamment à chaque page pendant deux bons trajets.

Jeanne et Noémie s'envoient des vannes à n'en plus finir, puis décident qu'elles s'adorent, et alors, on assiste à des déclarations grandiloquentes, suivies de douches froides assénées par Jeanne, on est tentés de se laisser bercer par les galéjades de Noémie, tentant d'y démêler la part de vrai et la part de faux. Ce pauvre Geoffrey, d'abord au centre des conversations - ancien amant de l'une, fils de l'autre - devient peu à peu l'objet qui les réunit de par le plan macabre qui se dessine et qu'elles lui destinent. La relation qui unit Jeanne et Noémie le dépasse, il ne pèse plus guère dans la balance, et lorsqu'on lui donne la parole, loin de s'en indigner, il réserve à son tour quelques surprises...

Il m'a fallu commencer à écrire cette chronique pour remarquer l'écho phonétique entre "Geoffrey", et l'auteur, dont le nom de famille est "Jauffret". Coïncidence? Je ne crois pas... M'est avis qu'il est survenu à Régis quelque malencontreuse aventure, qu'il tâche de restituer comme il le peut...

Par bonheur, il le fait dans une prose délectable, d'une richesse exquise, si bien que son roman, loin de nous alerter sur les méfaits qu'il a peut-être subis, nous transporte de bonheur et nous prend par les sentiments.


"Je ne vous en veux pas d'avoir balancé Geoffrey. Il est encore plus égoïste que vous et déteste les femmes à l'égal de la purée de céleri dont je n'ai jamais pu lui faire avaler la moindre fourchetée. Il éprouve un profond dégoût pour notre sexe, je le soupçonne fort de s'être souvent levé pour rendre après vos étreintes. Il ne désire personne, il a des glandes dont vous fûtes l'exutoire. Vous lui avez simplement servi de conduit pour évacuer sa blancheur."

"Jeanne, comme je vous aime. Je rêve chaque nuit de votre sourire carnassier, de vos yeux de prédatrice, de votre visage poupin aux joues rubicondes de cannibale. Quelle bonne idée vous avez eue de naître."

"Approche, Geoffrey chéri, je ne suis pas plus cruelle qu'une autre et je suis plus jolie."

"Chère Jeanne,
Sans nouvelle de vous depuis bientôt six mois, nous vous pensons décédée. Etant toujours aussi mal renseignés concernant les usages, nous ignorons s'il est décent d'exprimer ses regrets éventuels à une morte. [...] Je ne peux me résoudre à contacter Geoffroy. J'exige de mon compagnon la plus grande jalousie, les femmes dont les hommes ne se méfient pas ne sont pas aimées."

"Chère Jeanne,
Nous prenons note de votre débarquement dans l'univers des stupéfiants. C'est assurément une excellente idée d'abréger vos souffrances en prenant du bon temps."

"Au moins, mon fils m'aura précédée dans la tombe. Je m'en vais sereine, laissant derrière moi une planète nettoyée de tous mes gènes, pareille à ces toilettes qu'il est d'usage de laisser dans le même état que celui dans lequel nous les avons trouvées en arrivant."