Voyez comme je suis originale ! Pour mon petit tour d'horizon (façon trois petits tours et puis s'en va) de la rentrée littéraire, j'ai jeté mon dévolu sur un livre dont on parlait déjà pas mal avant qu'il n'obtienne le prestigieux Prix Goncourt. Que pourrais-je même dire de cette lecture qui n'ait pas été dit, redit, et repris dans la presse ?
Résumons tout de même, pour ceux qui ne suivraient pas l'actualité littéraire (choix compréhensible) ou ceux qui liront ce billet 3 ou 4 ans après sa publication (bonjour du passé !). Chanson douce commence sur les chapeaux de roue : les secours se pressent au pied d'un petit appartement parisien pour emmener deux enfants, l'un mort, l'autre en passe de l'être, et leur nounou qui a tenté de mettre fin à ses jours. A partir de l'événement choc, le livre va reprendre l'histoire à son début et dérouler les épisodes un à un jusqu'au basculement. Le tout entrecoupé de témoignages venant de personnages ayant fréquenté ladite nounou, à un moment ou à un autre de sa vie. J'avais déjà parlé de ce type de structure dans ma critique de de Claire Berest, publié l'année dernière. Aujourd'hui, j'aurais presque envie d'appeler ça une structure à la Moffat.
Steven Moffat est un scénariste que l'on connaît tous. Il est derrière la série Sherlock avec Benedict Cumberbatch et Martin Freeman, il a signé de très bons épisodes de la série britannique Dr Who, et en est le scénariste principal depuis 2010. Et si je reste marquée durablement par de nombreux épisodes qu'il a écrits ( The Empty Child en est un), le visionnage un peu trop intensif des dernières saisons de Dr Who m'a fait remarquer chez lui des structures narratives récurrentes. Avec Monsieur Alphonsine, on a joué à plusieurs reprises à deviner, à l'introduction, si l'épisode était de Moffat ou d'un autre. Souvent, lorsque l'épisode est signé Moffat, les premières minutes nous plongent in medias res et, surtout,au point culminant de l'action : les personnages sont très mal en point, menacés de mort, d'aliénation étenelle, le monde va s'effondrer, tout ce que vous voulez. On retourne ensuite au début de l'histoire et on reconstitue morceau par morceau ce qu'il s'est passé. De préférence pas tout à fait dans l'ordre, ou en revenant de temps en temps à la situation-choc présentée en premier. Le but est multiple, mais il est simple : susciter la curiosité et accrocher rapidement le spectateur à l'histoire, mais aussi disséminer les éléments d'information pour que la résolution soit difficile à trouver et obtenir le bon effet de surprise une fois qu'elle sort du chapeau. C'est une structure narrative très utilisée aujourd'hui et nul doute que la narration sérielle, qui a ses buts et ses codes propres, l'a exacerbée. Or, Chanson douce comme Bellevue commencent de la même façon, en fanfare, posant tout de suite le moment fort et suscitant toutes les questions possibles et imaginables. J'en ai parlé dans ma chronique : à mon sens, Bellevue ne parvient pas tout à fait à tenir le pari ambitieux qu'un tel incipit inscrit dans nos horizons d'attente. Qu'en est-il pour le roman de Leïla Slimani ?
Naturellement, il y a une différence fondamentale entre un épisode Moffat-style avec le livre qui m'occupe aujourd'hui : dans le deuxième cas, une fois l'arc reconstitué, le héros sur-intelligent, Docteur ou détective, vient trouver une solution miraculeuse que nous, spectateur déjà concentré sur la reconstitution du fil n'avions pas envisagée, et le monde retrouve un semblant de résolution. Quand bien même la solution aurait un prix, on a ici un héros qui a un pouvoir d'action et s'en sert pour influer sur la réalité. Dans Chanson douce, au contraire, nous parvenons au seuil de basculement, et l'histoire s'arrête. Le dernier chapitre préfère faire un pas en avant dans le temps, et s'intéresser aux répercussions de l'acte. Mais il n'y a pas de correction possible, parce que l'irréparable est commis. A partir d'une même structure, Leïla Slimani exprime toute la violence de l'inéluctable.
A côté de cela, il y a plusieurs choix opérés par Leïla Slimani qui m'ont beaucoup plu, dans ce roman. Les parents, tout d'abord. Tous deux accaparés par des carrières toujours plus demandeuses en énergie, ils permettent d'interroger un système toujours plus exigeant envers de jeunes actifs, sommés de faire leurs preuves pour avoir une chance de progresser. La question de la reprise de travail de la mère, Myriam, pose aussi, indirectement, la question de l'inégalité entre homme et femme. En effet, la carrière de son conjoint est un acquis, ses horaires tardifs peuvent être à déplorer mais sont une nécessité qu'on ne peut questionner ; le retour au travail de la mère, lui, est une conquête et exige des sacrifices, notamment financiers. On pourrait dire que le roman instaure une forme de punition dans le crime de la nounou, mais l'auteur nous décrit longuement le point de vue des parents, et surtout de Myriam, qui tente surtout de tout concilier. Avant de se retrouver confrontée à l'impossibilité de le faire.
A travers le personnage central de la nounou, Louise, Leïla Slimani développe aussi le thème de la violence sociale, à travers les souvenirs des précédentes places occupées, la fausse familiarité avec l'employeur et, enfin, avec le décalage entre la fille de Louise, Stéphanie, et les enfants de classes supérieures dont Louise s'occupe. Ce n'est jamais une violence éclatante, jamais une violence qui dit son nom : elle est le fait d'une classe dominante qui a les armes de la politesse et des bonnes manières pour faire passer des comportements limites. Mais elle est néanmoins toujours présente, comme un refrain constant, à rappeler à Louise quelle est sa place et quelle ne sera jamais la sienne. A ce titre, Une chanson douce laisse éclater le contraste entre Louise, ses moments d'intimité, tristement crus, ses interactions avec les enfants, et l'image que renvoient les foyers parisiens. Car s'ils sont idéalisés par Louise, c'est aussi leur désir de paraître qu'elle flatte, en leur permettant enfin de renvoyer l'image rêvée d'un foyer bien tenu, où tout est rangé, propre et où les petits plats permettent de recevoir les amis.
En revanche, si le personnage de Louise est bien construit, le point de vue des gens qui l'ont côtoyée semble assez inutile au déroulement du récit. Ils sont tous, à une exception près, des témoignages du genre LE voisin qui s'étonne que derrière le mur mitoyen s'est joué un horrible drame. Ils auraient plus trouvé leur place si le roman avait moins réussi à peindre le portrait de Louise, de ses accès de violence, mais aussi de sa solitude, de sa douleur ; en un mot, de son côté humain mais là, ils servent juste à asséner qu'elle avait l'air, au mieux, normal, au pire, trop parfaite pour être honnête.
J'excepte un portrait de ce reproche, pourtant : c'est celui de Stéphanie, la fille de Louise. Celui-là aurait même pu être plus développé à mon sens, puisqu'il met en lumière à lui seul une grande part de la problématique des liens entre les personnages. Stéphanie est une gamine issue des classes populaires, qui a été au collège public, attache sa queue de cheval trop haut et s'est teint les cheveux en rouge par révolte envers sa mère toujours tirée à quatre épingles. Stéphanie n'étant pas aussi jolie, réactive, que les petites princesses gardées en journée. Le grand déchaînement de violence annonciateur de Louise se fait d'ailleurs à l'encontre de sa fille, qui n'a pas réussi à garder sa place dans le lycée prestigieux où une relation a réussi à la faire entrer. Au fond, le seul défaut de Stéphanie, c'est qu'elle n'est qu'une gamine de son milieu, qui n'a pas eu droit aux même stimulations et attentions que les gamines gardées par sa mère, et qui est partie très tôt pour faire sa vie seule. Quelle autre existence possible, lorsqu'on n'est pour sa mère que l'ombre d'un idéal social qui ne sera jamais atteint ?
Si j'avais quelque chose à déplorer, c'est peut-être aussi l'épilogue. Avec un sujet aussi plein d'enfants, d'amour et de violence, Leïla Slimani risquait de sombrer dans un pathos de mauvais goût. Plutôt que de chercher l'émotionnel spectaculaire, elle s'attarde sur ses personnages, elle en fait des êtres souffrants et pensants, Louise compris. L'épilogue, écrit du point de vue de la policière qui procédera à la reconstitution du crime, semble, dans ce contexte, bien plus maladroit : là pour nous donner une réponse vague sur ce qu'il s'est passé (on sait qu'il y a un bain et un couteau affûté), il convoque et souligne l'horreur quand elle aurait peut-être été plus éclatante et plus forte telle qu'elle était suggérée au fil du roman.
Malgré cela, j'ai lu d'une traite cette histoire. D'autant plus qu'à heure où la valeur famille est exacerbée à tout bous de champ, il est plaisant de voir un livre qui peint non l'archétype des parents (bons ou mauvais), mais des êtres humains qui font ce qu'ils peuvent, erreurs et tragédies comprises.
Je valide également une lecture pour mon challenge Myself, puisque j'ai lu Chanson douce sur ma liseuse.