"Je le perçois flou ce Monsieur Joseph (...) Ici on le respecte, c’est un malin, ça se lit sur son visage. S’il a réussi à baiser tout le monde, les boches et les résistants, c’est qu’il est fortiche" (Alphonse Boudard).

En 1998, deux ans avant son décès, Alphonse Boudard signait "l'étrange Monsieur Joseph", biographie sensiblement romancée d'un personnage incroyable, croisé lors d'un séjour à la prison de la Santé, peu après la fin de la IIe Guerre mondiale : Joseph Joanovici ou Joinovici. Un homme qui provoque aussi bien la fascination pour son parcours hors du commun que la répulsion pour ses choix plus que discutables, motivés par un seul sentiment : la cupidité. Douze ans avant le livre d'Alphonse Boudard, un autre auteur s'était penché sur la figure inquiétante, paradoxale, déroutante de Joseph Joinovici : Henry Sergg (nous reviendrons sur lui dans le cours de ce billet). Il signait "Joinovici, l'empire souterrain du chiffonnier milliardaire", aux éditions le Carrousel. Il y a quelques semaines, ce livre a été réédité par French Pulp éditions, maquetté de frais, mais toujours aussi percutant et terrifiant, par la plongée qu'il nous offre au coeur de la France occupée puis de la IVe République. Biographie ? Roman ? Chez French Pulp, on a choisi le terme d'exo-fiction, en vogue ces dernières années. Lisons-le donc avec cette réserve, sans perdre de vue qu'il retrace un destin imbriqué dans l'histoire la plus sombre de notre pays...
Savez-vous où se trouvent Chisinau et la Bessarabie ? Aujourd'hui, la seconde est devenue la Moldavie, jeune Etat coincé entre la Roumanie et l'Ukraine, sur les bords de la mer Noire, et la seconde en est la capitale. En 1905, quand y naît Joseph Joinovici, c'est une région de la Russie tsariste qui va devenir partie de la Roumanie, à la création de celle-ci après la Ie Guerre Mondiale.
De sa jeunesse, on ne sait quasiment rien. Cette date et ce lieu de naissance sont peut-être d'ailleurs tout à fait faux. La première certitude, c'est son arrivée en France au milieu des années 1920. Il n'a rien, ne sait ni lire, ni écrire, ne parle pas français, mais possède un don inné pour les chiffres, un sens inné des affaires, un bagout extraordinaire. Ce qu'il n'a pas ? Des scrupules. Absolument aucun...
Installé dans ce qu'on appelle encore la Zone, aux portes de Paris, il devient chiffonnier mais aussi ferrailleur. Des activités peu nobles, mais sur lesquelles il va construire son empire. En quelques années, et après avoir dupé son monde, entourloupé, volé, sans doute recelé, j'en passe et des meilleures, il devient un homme d'affaires roublard et habile, installé dans Paris.
Au cours des années 1930, il amasse, étend ses réseaux, place ses billes, prospère (youp-là boum), dans une grande discrétion. Il ne sait toujours pas lire, ni écrire, parle à peine mieux le français qu'à son arrivée, se fait comprendre tant bien que mal malgré un accent à couper au couteau, et, s'il fréquente désormais la Haute, il a du mal à s'y faire accepter, en raison de ses manières assez rustres.
Et puis, arrive la guerre. La défaite en quelques semaines. L'occupation d'une grande partie du pays par le nazis. Joseph Joinovici aurait alors pu s'inquiéter : il est juif et ce n'est pas un atout, aux yeux des nouveaux hommes forts du pays. Mais, il ne fuit pas, au contraire, il décide de faire ce qu'il sait faire de mieux : des affaires.
On ne change pas une stratégie qui gagne : en cette période de guerre, le métal est une denrée précieuse, le ferrailleur possède les circuits pour s'en procurer... et le vendre à l'occupant. Lui, le juif de Bessarabie devient un fournisseur des nazis ! Et, malgré l'antisémitisme forcené de ses nouveaux partenaires commerciaux, il devient une figure incontournable du Paris occupé.
Comment ? Mais, le plus simplement du monde : parce qu'il a de l'argent et que l'argent achète tout. Même des soldats du Reich. Dans un pays qui se déchire, entre ceux qui s'accommodent du nouveau régime et ceux qui le combattent, Joseph Joinovici fait son beurre et prend une place centrale au sein de la Collaboration. Son domaine n'est pas la politique, mais l'économie.
S'il y a un mot pour définir parfaitement Joseph Joinovici, on le trouve en quatrième de couverture du livre d'Henry Sergg ; matois. Joinovici sait que tout va vite, en ce bas monde, et que la chute peut être plus dure que l'ascension. Alors, il prend ses précautions, soutiens également discrètement la Résistance, alors qu'il continue à faire tourner sa petite entreprise avec l'argent des nazis...
Et, lorsque rien n'y fait, lorsque son empire est un tant soit peu menacé, peu importe qu'il s'agisse d'occupants, de collabos, de résistants, il y a toujours moyen de se débarrasser des empêcheurs de s'enrichir en rond dans cette France complètement sens dessus dessous. Discret, Monsieur Joseph, mais redoutable et impitoyable, sans jamais se salir lui-même les mains.
A la Libération, Joseph Joinovici va longtemps passer entre les gouttes. Dans une IVe République où collabos et résistants continuent à se côtoyer dans un Etat en reconstruction difficile, ses réseaux demeurent actifs et lui assurent une certaine protection. Oh, bien sûr, il sera jugé, mais vous verrez que ce que la justice lui reprochera est bien mince par rapport à ce que l'on croit savoir de lui...
Je connaissais l'histoire de Monsieur Joseph, je connaissais l'histoire d'autres personnages-clés dont nous allons parler dans un instant, et pourtant, je suis resté sidéré face à cette lecture, l'ampleur de ce qui est décrit, l'incroyable parcours de cet homme de l'ombre, sorte d'ogre toujours affamé, toujours prêt à tout pour amasser des fortunes colossales (dont on ne mesurera jamais l'importance).
Chez Boudard, et cela avait d'ailleurs été reproché à Josée Dayan lorsqu'elle avait adapté "l'étrange Monsieur Joseph" pour la télévision, Joinovici apparaît bonhomme, débonnaire. Peut-être pas sympathique, il ne faut pas pousser, mais pas loin. Or, chez Sergg, c'est un tout autre personnage qui émerge, dangereux, sans aucun état d'âme, motivé par le seul appât du gain, tueur de l'ombre.
Il ne tient pas les armes lui-même, il n'assiste pas aux crimes qu'il commandite, mais il tire les ficelles, désignent les victimes, choisit les exécutants, les fait eux aussi disparaître si besoin, joue de son influence auprès des autorités nazies comme des collaborateurs les plus éminents. Sa fortune est un iceberg dont on ne voit que le sommet. De même, saura-t-on un jour l'ampleur de ses crimes ?
Pour nombre de résistants, il fut une bête noire, dénoncée tout au long des années 1950, presque en vain. Mais, pour d'autres, moins héroïques, mais bizarrement mieux placés dans la République renaissante, il sera un sauveur, un patriote, lui, l'apatride, un combattant de la liberté face au péril nazi... Et l'on se demande comment on a pu en arriver là, sachant ce que beaucoup savaient...
Autour de Joinovic, on croise la fine fleur de cette époque sordide, ces personnalités dont les noms font froid dans le dos quand on les prononce, qui sont étroitement liées à cette période tellement glauque de l'Occupation. Mais, plus que les croiser, Monsieur Joseph n'est pas un ami, non, faut pas rêver, mais il est en affaires avec eux, et pas de loin, il est un des moteurs de ces horreurs.
Je parle là de Henri Lafont, considéré comme le chef de la Gestapo française, même si le terme n'est pas tout à fait exact, le Dr Marcel Petiot, tueur en série et exécuteur des basses oeuvres dans son hôtel particulier de l'avenue Le Sueur, dans le XVIe arrondissement, Pierre Loutrel, qui gagnera le surnom de Pierrot le Fou, et ses acolytes, futur gang des Tractions avant, ou encore les membres du réseau "L'Honneur de la Police", aux méthodes pas toujours très réglementaires...
Ils ne font pas que passer dans le livre, ils en sont des acteurs majeurs, chacun dans son rôle. Henry Sergg retrace leurs parcours étonnants, particulièrement ceux des Lafont et Loutrel, petites frappes sans envergure qui vont acquérir sous l'Occupation leurs galons de caïd du milieu. Comme Joinovici, leurs motivations n'ont rien d'idéologique.
Ils sont comme des gamins à qui ont ouvrirait les portes d'une confiserie et en les y laissant libre d'agir à leur guise : ils se goinfrent et s'en mettent plein les poches. Mais, le plus troublants, c'est que ces hommes qui auront été les supplétifs des nazis pendant cette période vont étendre leur influence pendant ces années-là mais aussi acquérir une autorité et un statut dans la pègre qui ne se démentira jamais.
Longtemps, jusqu'aux années 1970, beaucoup de truands qui défraieront la chronique seront soit issus des rangs de ces truands collabos, soit leurs fervents admirateurs. Auguste Ricord, un des patrons de la French Connextion, fait partie de ces sinistres personnages. Ou Carbone et Spirito, les deux truands marseillais qui inspirèrent les personnages incarnés dans "Borsalino" par Delon et Belmondo...
La dernière partie du livre d'Henry Sergg est plus troublante encore, avec ce réseau d'influence (et on se doute bien quel est son carburant) qui va longtemps protéger Joinovici et toujours lui éviter de répondre de ses pires actes. Ainsi, échappera-t-il à toute poursuite pour collaboration économique... On ne croise pas de Papon ou de Bousquet dans ce livre, mais combien d'autres ayant profité sous Vichy avant de se refaire une virginité avec le retour de la République ?
Le livre d'Henry Sergg, qui ne se présente donc pas comme une biographie, est passionnant, captivant, inquiétant, écoeurant, aussi. Certains épisodes narrés dans ces 315 pages font mal au bide et l'on mesure à quel point le matois Joinovici a su se jouer également de la justice, au moins pour les faits les plus terribles. Matois, oui, mais pas très courageux. Et machiavélique.
Henry Sergg est un pseudonyme. Derrière, on trouve Serge Jacquemard, disparu il y a tout juste dix ans. Ce nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, il fut l'une des grandes plumes de Fleuve Noir, dans les années 1970-80. Une époque très prolifique, puisqu'il signa pour cette maison une bonne centaine de romans, polars, romans noirs ou romans d'espionnage.
Sous ce nom d'emprunt, il a publié quelques ouvrages touchant à la Mafia, à la période de l'Occupation, dont ce portrait de Joseph Joinovici, qui est en fait une véritable peinture du Paris des années 1940, sous son pire jour (je n'ai pas évoqué l'Epuration, qu'il aborde sans prendre de gants, distinguant parfaitement les héros des lâches, qui le seront toujours).
Retrouver ce livre en 2016 dans les rayons des librairies peut surprendre, mais pour le comprendre, il suffit de lire la présentation de French Pulp éditions. Une sorte de profession de foi, d'ode à la littérature populaire et au roman de genre, ce qu'on a appelé, avec un certain mépris, ne le cachons pas, le roman de gare, par exemple.
L'ambition est de toucher des genres assez différents, avec des rééditions intéressantes, comme, par exemple, les premiers tomes de "la Compagnie des glaces", de G.-J. Arnaud ou "Paris va mourir", de Francis Ryck... La filiation avec la période mythique du Fleuve saute aux yeux. Avis aux amateurs, en espérant que cela s'accompagnent aussi de nouveautés reprenant cet esprit-là, également.