Les moissons funèbres fait partie de la sélection mensuelle du Grand Prix des Lectrices de Elle, dans la catégorie des documentaires. L'auteur avait visiblement déjà été remarquée, mais malheureusement pas encore par ma personne (ce qui devait donc manifestement lui manquer et ternir le simulacre de gloire qu'on pouvait lui prêter).
Le sort lui a cependant souri, et lui a donné sa chance, en plaçant dans mes mains son dernier écrit.
Mégalo, moi? Allez dire ça à Caligula, il verra pas le rapport.
Mimi, la narratrice, est originaire de DeLisle, et a grandi dans une communauté noire où les hommes ont été décimés les uns après les autres, laissant derrière eux des femmes brisées pleurant leurs fantômes. Le récit, centré autour de la disparition de son frère, raconte ces êtres happés trop tôt par la mort, et dénonce les mécanismes sociétaux menant à cette situation funeste.
Alors, première chose : localiser DeLisle sur une carte.
Pas évident, je n'avais jamais entendu parler de la ville, donc le roman aura au moins le mérite d'avoir élargi mes connaissances géographiques.
Google maps, sans laisser percer la pointe d'affliction dont l'accable chacune de mes requêtes, me répond : DeLisle, Mississipi, ma grande.
A proximité, on trouve, pêle-mêle, la Nouvelle-Orléans ( se dresse dans ma mémoire, mais oui, il me semblait bien que j'avais lu un truc sur la région dernièrement...), Baton Rouge, Lafayette (cœur avec les doigts), Jackson (c'est pas là que ça se passe, La couleur des sentiments?), ou encore Montgomery (le boycott des bus suite à la révolte de Rosa Parks, c'était là).
Donc, le contexte est dressé, et on voit mieux où on se trouve : dans ce bon vieux Sud profond.
Et tout ce que l'on peut en dire, à la lecture des Moissons funèbres, c'est que, comme le disait l'ami Nino, le temps dure longtemps, ce qui explique sans doute que certaines choses mettent une éternité à évoluer. Comme, par exemple, le doux racisme ambiant, et la pauvreté écrasante dans laquelle vit la communauté afro-américaine (j'ai pas trop suivi les dernières inventions lexicales, donc je ne sais plus si c'est politiquement correct ou pas "afro-américain", j'espère fort que oui, et vous assure de mon embarras extrême dans le cas inverse).
L'écriture de Jesmyn Ward a quelque chose d'intime, et il ne faut pas être un génie pour comprendre que l'histoire qu'elle raconte y est pour quelque chose. Elle convoque devant nous les spectres des hommes auprès desquels elle a grandi, son frère, ses amis, ses cousins, élevés distinctement parce que la vie serait plus dure pour eux encore qu'elle ne promettait de l'être pour elle, qui se pavanaient sur des mobylettes une cigarette à la bouche, finissant toujours par toucher de près ou de loin à la drogue, laissés pour compte, qui meurent les uns après les autres, d'accident ou non, sans que les pouvoirs publics ne s'en émeuvent outre mesure.
Bien entendu, le roman n'est pas construit comme un thriller, certains passages n'ont pour but que de véhiculer des souvenirs parfois décorrélés du sort de ces hommes perdus, et peuvent s'apparenter à des digressions. Si certains lecteurs pourront y voir des longueurs, il m'a semblé au contraire que ces développements participaient du tableau dressé par la narratrice, qui est certes personnel, mais aussi social et sociétal. J'ai pensé par moment à l'excellent roman de Judith Perrignon, Les faibles et les forts où pointe également, dans ce même coin de monde et au-dessus de cette même communauté, une fatalité cruelle.
Les moissons funèbres sonne comme un cri de révolte, un cri de désespoir dont l'écho hante, et brise le silence de l'indifférence. Le roman bouleverse, et vous pouvez croire qu'ici, toute ressemblance avec des faits réels n'est pas purement fortuite. Sans doute est-ce là ce qui perturbe le plus.
- Vous avez été dérangé par l'un au moins des romans cités ci-dessus
- Vous êtes satisfait de savoir désormais où se trouve DeLisle.
"Parfois, quand le perroquet crie sa rage et son chagrin, je me demande pourquoi il règne par ailleurs un tel silence. Pourquoi toute notre colère et notre chagrin accumulés ne produisent que du silence. Ca ne va pas, il faut qu'une voix s'élève pour raconter cette histoire.
[...] J'espère découvrir ainsi des choses sur nos vies à tous, si bien que, en arrivant au cœur du livre, là où mon récit à l'endroit et mon récit à l'envers se rencontreront autour de la disparition de mon frère, j'en saurai un peu plus sur cette épidémie, sur la façon dont le racisme, les inégalités sociales, l'absence de politique publique et les démissions personnelles se sont combinées pour engendrer cette situation pourrie."
"Les cadavres d'hommes jonchent l'histoire de ma famille. La douleur des femmes qu'ils ont laissées derrière eux les fait ressortir du néant et les transforme en fantômes. Une fois morts, ils transcendent le réel et ce lieu que j'aime et j'abhorre à la fois, et prennent une dimension surnaturelle. Parfois, quand je pense à tous les hommes qui sont morts jeunes dans ma famille, au fil des générations, je me dis que, le loup, c'est DeLisle."
"Ce que je n'ai pas encore compris, c'est que les mêmes pressions pèsent sur nous tous. Toute la communauté souffre d'un déficit de confiance : nous ne pensons pas la société capable de nous offrir un minimum d'éducation, de sécurité, d'emplois décents et de justice. Et ce manque de confiance en la société qui nous entoure, en la culture dans laquelle nous baignons et qui nous rappelle sans cesse notre infériorité, nous amène à nous méfier de tout le monde. Nous ne nous fions plus à nos pères pour nous élever et subvenir à nos besoins. Comme nous ne croyons plus en rien, nous nous replions sur nous-mêmes par autoprotection, les garçons revendiquant une forme de misogynie et de violence, les filles une certaine fourberie, les uns comme les autres dépourvus d'espoir."
"Le privilège de recevoir une bonne éducation et la perspective de grimper un jour l'échelle sociale, je les devais aux mains de ma mère et à son inexorable coup de balai. Tout cela était injuste."
"Tous les chiffres, toutes les données officielles le confirment. Ici, au confluent de l'histoire, du racisme et de la pauvreté, voici ce que valent nos vies : rien."