C'est l'histoire d'un garçon né dans la deuxième moitié des années 1960 et qui, une vingtaine d'années plus tard, est devenu chanteur de rock. Son groupe s'appelle Nirvana et mène une honnête carrière aux Etats-Unis. En 1989, on est encore loin du phénomène que va devenir ce groupe deux ans plus tard. Ce garçon s'appelle Kurt Cobain et il s'éclate.
Avec son meilleur pote, Krist Novoselic, qui l'accompagne à la basse, et avant que ne les rejoigne Davie Grohl, qui sera le batteur de la période de gloire de Nirvana, ils font les quatre-cents coups, ne se soucient de rien d'autre que de musique. De vrais garnements, irresponsables et déjantés, cradingues et capables de se conduire comme Attila, là où ils passent...
Un gamin, oui, c'est le mot qui vient à l'esprit lorsqu'on évoque Kurt. Un jeune adulte qui refuse de grandir et fait tout pour rester un enfant. Et pourtant, sa jeunesse n'a pas été facile, cette enfance dans laquelle il évolue désormais, c'est celle qu'il a fabriquée de toutes pièces, loin de parents qu'il a perdus de vue et de toute autre forme de souci.
La preuve de la permanence de cet état enfantin chez Kurt, c'est la personnalité du narrateur. Je vous présente Boddah, oui, celui dont le nom est dans le titre du roman. Boddah, c'est l'ami imaginaire de Kurt, inventé dans sa prime enfance, et qui ne l'a jamais quitté depuis. A plus de 20 ans, alors que ces amis-là disparaissent en général avec l'entrée dans l'adolescence, Kurt continue à se confier à Boddah.
Boddah, c'est le confident de Kurt, son Jiminy Cricket, celui vers qui il se tourne quand ça ne va pas et qui est toujours là pour l'aider. Son véritable alter ego, rebelle et provocateur, lui aussi, même si, forcément, ça se voit moins, puisqu'il n'existe pas. Enfin, pas vraiment, vous me suivez ? Bref, Boddah et Kurt, c'est à la vie, à la mort, et ce n'est pas qu'une formule...
Car 1991 arrive et cette année va tout changer. D'abord, le succès. Immense, sans doute inattendu. "Nevermind" (titre clin d'oeil aux Sex Pistols, les bollocks en moins, si je puis dire ; inspiration du côté des Pixies) est un carton planétaire, porté par les tubes "Smells like teen spirit" ou "Come as you are". Le mot grunge entre dans le vocabulaire de bien des ados à travers le monde.
Pour Kurt, cela s'accompagne d'une rencontre, décisive (chacun mettra ce qu'il veut derrière ce mot) : elle s'appelle Courtney Love, fondatrice du groupe Hole (référence à la Médée d'Euripide et pas à ce que vous pensez, bande de gros dégueulasses !). Le coup de foudre est immédiat, ou presque, en tout cas, ils vont rapidement former un couple.
Mais, dans le même temps, Kurt va se maquer avec une autre maîtresse bien pire : l'héroïne. Oh, Kurt n'est pas un enfant de choeur, il a goûté à peu près à tout et depuis un moment, déjà. Avec ses potes, ça picole, ça fume, ça sniffe, mais là, on passe dans une autre dimension. Et cette découverte marque sans doute le début de la fin...
Kurt, Courtney, l'héroïne, un ménage à trois qui va entraîner ce garçon fragile dans une spirale terrible, une dépression profonde dont il ne sortira plus jamais jusqu'à son geste fatal (je spoile, là, où tout le monde sait déjà comment ça va se finir ?). Avec Boddah comme témoin privilégié de la descente aux enfers de ce "bon mourant" qu'était Kurt Cobain (le nombre d'overdoses auxquelles il a survécu est parlant, à ce sujet)...
En lisant "le roman de Boddah", je pensais à un film sorti à la même période : "Sailor et Lula", de David Lynch. Pas tant pour l'histoire, mais pour l'ambiance déjantée, très sexe, drogue et rock'n'roll. Oui, je trouve Kurt et Courtney assez lynchéens, de par l'espèce de lutte permanente qui est là leur contre le réel.
Mais, une autre idée m'est venue : "le roman de Boddah" est une tragédie shakespearienne. On penche pour "Roméo et Juliette", mais il n'y a pas le poids des familles dans cette affaire, et c'est leur propre incandescence qui consume les personnages, et Kurt en particulier. Je ne m'attendais pas à ce que Boddah vienne confirmer cette référence dans le cours du livre.
Héloïse Guay de Bellissen, en se glissant dans la peau de Boddah, relate donc la croissance malheureuse d'un homme qui rêvait de rester toute sa vie un enfant. Kurt Cobain n'est pas l'Oscar, le personnage principal du roman de Günter Grass, "le Tambour". Physiquement, il a grandi, même s'il n'est pas bien épais et ne risque pas de le devenir, vu son appétit d'oiseau.
Il ne veut pas grandir, et il semble y parvenir assez bien, jusqu'aux trois rencontres évoquées ci-dessus. Impossible de trancher : en l'absence d'un de ces trois éléments, le destin de Kurt Cobain aurait-il été différent ou est-ce la corrélation des trois qui l'a fait plonger ? Cela ne change pas vraiment mon ressenti et mon raisonnement.
A partir de 1991, l'enfance est finie. Un temps, Kurt va connaître l'adolescence, freinant des quatre fers pour ne pas aller plus loin. Mais l'avancée est inexorable, et l'âge adulte est là, comme un vortex menaçant de l'engloutir. Boddah à ses côtés ne suffit plus à freiner ce processus. Oui, l'histoire de Kurt, c'est vraiment ça : puisqu'il ne peut supporter d'être adulte, alors, autant mourir...
J'avais consacré un billet au second roman d'Héloïse Guay de Bellissen, "les enfants de choeur de l'Amérique", et il est difficile de ne pas faire de parallèle entre ces deux histoires. D'un côté, une star qui se serait bien passée de le devenir ; de l'autre, deux pieds nickelés rêvant d'une gloire qu'ils atteindront, d'une certaine façon, à travers des actes criminels emblématiques.
Mais ils sont tous sortis de la matrice américaine, de cette société capable du meilleur comme du pire, cette incarnation nationale de la société du spectacle et du quart d'heure de gloire wahrolien. Kurt Cobain aura eu beau rejeté cela, que ce soit par sa musique, ses textes, son attitude, ses provocations, l'Amérique finira par le ramener dans son giron et par l'assimiler, l'estampiller "made in America".
Et puis, il y a un autre point commun majeur entre les deux romans : la question de la maternité. J'avais, me semble-t-il, développé ce thème dans le premier billet, à travers l'Amérique allégorique qui intervenait dans le cours du récit. Pour "le roman de Boddah", c'est encore plus clair et évident, puisque inscrit dans les faits.
Très vite après la rencontre avec Kurt, Courtney est tombée enceinte. Cette grossesse puis, par la suite, la présence de la jeune Frances vont tenir une place importante dans l'histoire de Kurt. Être père, il n'est pas contre, mais c'est une pression supplémentaire, comme une étape de plus vers l'âge adulte. Mais, n'est-ce pas aussi ce qui pourrait le rattacher à l'existence ?
J'ai dit maternité, je parle paternité, en fait. Mais non, je ne me suis pas trompé. Chez Héloïse Guay de Bellissen, enfin, chez Boddah, le personnage de Courtney Love est nettement moins sulfureux que la description que l'on fait volontiers d'elle. Il y a bien quelques remarques sur son ambition (elle, visiblement, l'idée d'être star ne la dérange pas), mais pour le reste, rien de choquant.
Bien sûr, il y a la question de l'héroïne, des désintox qu'elle s'impose et impose à Kurt par la même occasion. Elle est la plus motivée des deux à s'en sortir, consciente de ses responsabilités nouvelles, craignant qu'on lui retire son enfant. Mais, au-delà, elle apparaît parfois autant comme une épouse que comme une mère pour Kurt, qu'elle porte à bout de bras quand lui ne songe qu'à s'en aller.
Héloïse Guay de Bellissen nous dresse le portrait d'un personnage terriblement attachant, écorché vif et mal dans sa peau de manière endémique. Ce mal-être qu'on ressent dans sa musique, dans ses textes, et qui le ronge. Que seule l'héroïne apaise en le détruisant un peu plus encore... Qu'on soit fan de Nirvana ou pas, difficile de ne pas trouver ce garçon touchant, bouleversant.
A me lire, on dirait que "le roman de Boddah" est un livre sinistre, marqué par le malheur. Bon, forcément, c'est un peu le cas dans la deuxième moitié du roman, qui plonge dans une noirceur croissante. Mais, paradoxalement, tout du long, Kurt reste un personnage lumineux, solaire, capable, par intermittence, de retomber dans son univers enfantin et facétieux.
Car, oui, Kurt Cobain a ce côté vilain garnement qui est éminemment sympathique. Il est grunge, c'est donc un humour assez pipi-caca-vomi, certes, mais il y a de vrais moments de rigolade dans cette histoire, comme ce chapitre hilarant où Nirvana est accusé de plagiat par un autre groupe, litige qui sera réglé dans un concours de Curly aux règles pas banales.
C'est l'image que je garde de Kurt, sans doute parce que la tendresse de Boddah, son ami, son frère, son autre lui-même désormais orphelin (je n'ai pas trouvé d'autre mot), y transpire. Sans ce désespoir profond ancré en lui comme un cancer, nul doute que ce garçon aurait été un boute-en-train et aurait fait une carrière immense. Mais, la légende, on y entre aussi en mourant jeune, que voulez-vous...
On s'attache aussi à Boddah, qu'il m'est arrivé d'oublier, parfois, parce qu'il commençait à s'effacer quand Kurt s'approchait, tel Icare, trop près de l'âge adulte. Mais, il est toujours resté là, aussi impuissant que les autres, ou seul capable d'accepter que son ami, son créateur, ne puisse exister que dans l'inspiration et l'autodestruction.
Mais on le découvre lui aussi provocateur et gonflé, comme lorsqu'il nous fait vivre avec son regard le mythique MTV Unplugged de Nirvana, où Kurt Cobain a, d'une certaine manière, brisé son image comme on déchire une photo parce qu'on n'y aime pas ce qu'on voit de soi. Boddah, durant cet enregistrement, sera lui aussi provocateur et digne représentant du grunge mis en veilleuse.
Et puisque je prononce ce mot, je finis avec. Evidemment, la musique de Nirvana est omniprésente dans le livre, celle de Hole à un degré moindre, mais pas uniquement. C'est tout ce mouvement musical, basé à Seattle, que l'on retrouve, ainsi que les nombreuses influences de Kurt. C'est passionnant, et pour les lecteurs de ma génération, une manière de se rajeunir et de retrouver son adolescence, sa jeunesse...
Une manière de ne plus être adulte, nous aussi, pendant quelques heures...