En 1915, Benyomen Lerner, le héros de ce roman, est un jeune soldat juif (non pratiquant) déserteur de l'armée russe, retourné en Pologne dans sa ville natale de Varsovie tombée sous l'occupation allemande et qui va devoir affronter de nombreuses aventures. D'abord réfugié chez son oncle adoptif, auprès de la douce Gnendel qui n'a d'yeux que pour lui, il s'enfuira et trouvera du travail sur le chantier de reconstruction d'un pont sur la Vistule, au milieu de Russes, Juifs et Polonais, sous la férule allemande. Mêlé à une grève des ouvriers, il fuit encore et se retrouve bien vite enrôlé pour tenir un rôle de cadre dans une communauté d'aide aux réfugiés juifs, sous les ordres d'un Russe bientôt remplacé par un administrateur allemand particulièrement sévère qui envoie Lerner en prison, d'où il s'évadera pour finalement atterrir à Saint-Pétersbourg au moment de la révolution d'octobre 1917...
Le roman est bon, le rythme est enlevé, les péripéties nombreuses comme vous l'avez compris au vu du rapide résumé mais il est aussi un peu " bizarre ". Bizarre n'est certainement pas le meilleur qualificatif, mais je n'ai rien trouvé d'autre pour exprimer mon sentiment une fois l'ouvrage refermé : le périple de Lerner l'amène à croiser de nombreux personnages (au nom pas toujours aisé à retenir), certains sur lesquels l'écrivain s'attarde longuement mais qu'on ne reverra plus ensuite, ou encore - l'exemple le plus frappant - Gnendel, il la retrouve après sa désertion, il la perd, puis elle revient dans le jeu amoureux et l'accompagne dans la communauté/kolkhoze mais il est de nouveau seul à Saint-Pétersbourg quand s'achève le roman... Comme si Lerner était un être libre de toute attache, traversant l'Histoire et les lieux sans jamais se fixer, tentant de faire le bien autour de lui (que ce soit avec les ouvriers qui reconstruisent le pont ou bien avec les réfugiés dans la communauté et plus encore quand le typhus frappera) ? Pas très clair non plus, le message ou la morale de ce livre : on ne fait pas le bonheur des gens contre leur volonté (" Laissez-nous tranquille, lui répondaient les gens, on ne veut pas de votre miel, on ne veut pas de votre venin... ") ?
Si le ton de l'écriture adoucit la terrible réalité des faits, il n'en reste pas moins que l'écrivain dresse un portrait plutôt pessimiste de la nature humaine : compromissions, appât du gain, tire-au-flanc, médisance gratuite, même les Juifs ne trouvent grâce à ses yeux et quant à ceux que l'on veut aider, ils ne vous en sont pas reconnaissants ! Certes nous sommes en guerre, sous l'occupation, c'est une explication mais pas obligatoirement une excuse.
Je sens bien que mon billet n'est pas très clair mais c'est aussi parce qu'il y aurait beaucoup d'autres choses à dire sur ce roman : il y a d'excellentes scènes (au début du roman, entre Gnendel et son vieux prétendant, on dirait du Molière), des personnages extraordinaires (l'oncle et ses plans foireux pour faire de l'argent, c'est désopilant !)... Alors ne retenez que ceci, c'est un bon roman et il vaut le coup d'être lu.
" Entre ces hommes montés les uns contre les autres par les Allemands, en compétition permanente dans le travail, grossissait de jour en jour une haine féroce, haine des Russes pour les Polonais, des Polonais pour les Russes, des deux premiers pour les Juifs et des Juifs pour les deux autres. Nuit après nuit on se disputait pour une paillasse. Les bottes et les chaussettes humides volaient dans les airs. A l'heure du déjeuner, on se jetait des morceaux de briques, de goudron. On se faisait trébucher au passage par un croche-pied, une ficelle, on se bombardait de cailloux camouflés dans des boules de neige. "
Traduit du yiddish par Monique Charbonnel-Grinhaus