" Notre enfance que nous regardons luire vaguement si loin derrière nous - et tout ce qui nous en sépare appartient déjà à la nuit - cette nébuleuse de l'enfance, je la vois s'ordonner autour d'un point plus brillant, pareil à ces étoiles avivées de l'hiver : Noël, le temps enchanté... mais l'enchanteur, c'était ce petit garçon : de lui seul, il tirait son pouvoir d'enchantement. Si le génie est de secréter son propre univers, le poète de sept ans auquel je songe, quel génie il avait !
Des prétextes à son bonheur démesuré, je n'en trouve guère. La messe de minuit lui était interdite. Un enfant ne veille pas : telle était la loi inflexible. Le soulier dans la cheminée, quelques bougies roses et bleues autour d'une médiocre crèche, le soir du 24 décembre, chez ma grand-mère, et qui brûlaient, le temps de chanter : " Venez, divin Messie... ", il n'en fallait pas plus pour que jaillisse une source de bonheur et de tendresse qui s'épandait sur toutes les créatures vivantes, hommes et bêtes, et sur les choses de mon humble vie. A l'heure où l'enfant tombe comme une pierre au fond du sommeil, le grondement soudain du bourdon de la cathédrale toute proche emplissait la chambre d'une voix sainte et terrible.
Mais non : si dévot que fût l'enfant, ce bonheur débordait le mystère de Noël et le traversait sans s'y mêler. La source au-dedans de moi avait commencé de sourdre bien avant que le bourdon eût bouleversé la nuit. Elle n'avait eu besoin ni de cloches ni de cantiques pour s'épandre hors de moi. Depuis bien des jours je dressais seul, en secret, le décor de ce monde enchanté. "
François Mauriac Mémoires intérieurs (1959)