De l’ombre à la lumière, un texte de Carine Lejeail…

Par Chatquilouche @chatquilouche

« Cela fait longtemps qu’il n’a pas entendu ce bruit. Il doute de son oreille et il est dans le noir. Au bout d’un moment, il tient pour certain qu’on frappe à la porte. »

Il se méfie pourtant des certitudes. La prison en est pleine, elles sont souvent trompeuses. Après tant de temps passé entre ces murs aveugles, il a dû apprivoiser cette obscurité totale. Du bout de ses doigts, du bout des sens. Un apprentissage à fleur de peau où chaque choc délimite l’espace autour de lui. Il a encore du mal à réconcilier ces deux vérités. Ses yeux plongent dans une immensité obscure, sans fin. Son corps se heurte aux choses trop proches. Un vieux lit de fer. Une cuvette posée à même le sol. Et les murs, froids et durs. Il sait qu’au cœur de tant de noir l’esprit joue des tours. La mémoire, par exemple, a tendance à prendre des proportions insoupçonnées. Elle vient remplacer les images que ses yeux ne voient plus. Elle s’étend et s’épaissit, recouvrant chaque paroi, occupant chaque recoin, comme un écran de cinéma opaque et biscornu sur lequel il projette ses souvenirs. Il s’y absorbe à en oublier sa réclusion. Le plus souvent il repense à Lucía, sa fille. Cette enfant, presque une jeune femme, qu’il n’a pas vue grandir. Il ne se doutait pas de son existence, jusqu’à ce petit matin d’octobre où elle était venue frapper à sa porte. Il avait suffi d’une porte ouverte sur le brouillard matinal pour se retrouver père. Une porte ouverte sur le temps, où se côtoyaient le passé si proche et ce présent qui l’observait du haut de ses dix-sept ans. Son monde avait basculé sans préambule, ni délai réglementaire. Il s’était senti vieux. Il n’avait eu aucun mal à la croire, elle ressemblait tellement à Graciela. Dos guisantes en una vaina[1]… Pris dans les ténèbres, il repense souvent à la vie qu’elle a dû avoir. À cause de lui. À cause de son absence, de son ignorance. Une enfance lourde à porter, les moqueries de ses camarades à l’école Santa Marta, les commérages des voisins, les médisances qui bruissent tout au long des rues d’Asunción.

Les coups résonnent à nouveau, faisant trembler le silence, chassant les souvenirs et le beau visage de Lucía. Pourtant il connait par cœur les rondes des geôliers, le bruit de leurs pas, le raclement de la gamelle en fer sur le ciment nu, qu’ils lui poussent sans un mot, sans un regard. La seule lumière de sa journée vient de là. De cette trappe au ras du sol s’ouvrant sur l’éclat sale d’une ampoule poussiéreuse. Aussi faible soit-elle, elle l’éblouit. Il doit s’en protéger. Puis trouver à tâtons la bouillie indéterminée qui lui tiendra à peine jusqu’au soir. Il sent dans son corps lorsque les matons tardent, souvent délibérément. Les coups continuent. Insistants. Il sait qu’il est trop tôt. Il sait aussi que s’il ne fait pas attention, son esprit esseulé peuple le noir d’ombres du passé, lui susurre des mots d’avant qui n’ont jamais existés, construit des conversations qui n’ont jamais eu lieu. Combien de fois il a cru entendre un murmure, un appel ? Combien de fois a-t-il répondu à voix haute, soudain surpris par l’intensité de sa propre voix et la profondeur du silence en retour ? Trop de fois pour qu’il ose se l’avouer. Non, il n’est pas fou. Non… La folie. Ce monstre tapi derrière les lourds rideaux de l’obscurité. Se concentrer sur les souvenirs, s’accrocher au passé, à ce qui est arrivé, à ce dont il est certain. Voilà ce qu’il faut faire.
Lucía, Lucía, ma fille. Pourquoi Graciela ne lui avait-elle rien dit ? Pourquoi avait-elle laissé partir le jeune imbécile qu’il était ? Elle l’avait laissé courir après ses envies d’aventure, sa soif de grands horizons, ses rêves de richesse, préférant user sa santé jusqu’à la corde pour subvenir aux besoins de leur petite Lucía. Jusqu’au jour où la corde avait lâché.

La culpabilité le ronge de savoir que la gamine s’est retrouvée dans un foyer crasseux du quartier de Bañado Norte. Comme si elle n’avait pas déjà assez morflé ! Il avait découvert une jeune fille étonnante, déterminée. Même encore maintenant, ça le remue qu’elle se soit démenée pour le retrouver, qu’elle ait fait la route qui sépare Asunción d’Areguá, son village, pendant trois jours à marcher au bord des routes poussiéreuses. Elle s’était présentée avec une franchise désarmante, sans jamais s’apitoyer sur son sort. Ses mots simples dissimulaient presque entièrement l’émotion qui lui nouait la gorge et assourdissait parfois sa voix. Il ne sait pas s’il aurait eu ce courage, cette capacité à aller se chercher un père dans la vie d’un inconnu. Il avait été incapable de refermer la porte, elle l’avait pris au cœur.

La porte renforcée de sa cellule résonne encore de chocs martelés. Et ces coups alors ? Et cette voix qu’il croit percevoir ? Des fantômes qu’il créée de toute pièce ou un être bien vivant derrière la porte ? Après une hésitation, au risque de basculer dans la démence, il répond : « Je suis là ! » Un silence plus long que les autres. Noir et lourd écrasant sa poitrine. Des bruits étouffés, un cliquetis métallique, des grincements rouillés et des mots bien nets, déchirant le silence.
— Le gouvernement est renversé, camarade ! Tu es libre !

[1] Comme deux petits pois dans une cosse : comme deux gouttes d’eau.

L’auteure

Fille du nord, née à Arras en 1976, elle étudie d’abord les arts puis l’histoire moderne. A 25 ans elle devient professeur des écoles à Berck sur Mer, se spécialise dans l’enseignement du Français Langue Étrangère et passe trois ans à travailler avec les enfants en demande d’asile. En 2007, elle quitte tout pour vivre à Madrid où elle intègre le centre international de services d’IBM. C’est au cœur de la capitale espagnole que naît son envie d’écrire. Un projet d’écriture à long terme commence à se former.  De retour en France, en région parisienne, elle s’inscrit aux ateliers d’écriture « En roue libre » qu’elle suit jusqu’en 2016. Elle participe également aux ateliers d’écriture du Prix du Jeune Écrivain sous la direction de Christiane Baroche. En 2017, elle publiera son premier roman: Shana, fille du ventaux éditions Phénix d’Azur.

Publications :
Le poids de la poussière accumulée (Recueil « Les femmes nous parlent »)
Éditions Phénix d’Azur – septembre 2016 – Recueil de nouvelles

Fers d’encre et de papier‏ (Recueil « Le chant du monde‏ »)
Éditions Rhubarbe – avril 2015 – Recueil de poèmes et de nouvelles

Jeux d’ombres et de lumière (Recueil « Derrière la porte… »)
Opéra Éditions – 14 novembre 2014 – Prix littéraire 2014

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