2084 : La fin du monde, de Boualem Sansal

Bonjour à tous !

On se retrouve aujourd’hui avec mon avis sur un roman que j’ai dû lire pour un cours de philo sur la religion. J’ai été très surprise par ma lecture, que j’ai beaucoup appréciée. A l’origine cet article était une fiche de lecture, c’est pour cela que le fond comme la forme diffèrent un peu de d’habitude !

2084 : La fin du monde, de Boualem Sansal

Ati, un homme atteint de tuberculose, tente de survivre dans un sanatorium à l’écart des villes abistanaises. Isolé par cette solitude forcée, il en vient à penser par lui-même pendant les moments laissés libres par les sept prières quotidiennes. Mais réfléchir dans son coin, c’est déjà user de sa liberté et donc s’opposer aux lois édictées par Abi, le délégué de Yölah, le dieu de l’Abistan. Le voilà mécréant par la pensée… Enfin guéri, il doit partir du sanatorium et retrouver sa vie d’avant. Mais réussira-t-il à s’intégrer alors que son regard a changé ? Sa soif de vérité pourra-t-elle être réprimée ?

Les entêtes de chapitres sont la première chose qui m’a surprise en commençant ce livre. Ils ne se contentent pas de résumer ce qu’il va s’y passer mais permettent également à l’auteur d’insister sur ce qu’il a voulu montrer, et j’ai beaucoup apprécié cette présentation atypique et très intéressante. De plus, j’ai trouvé que ce roman était extrêmement bien écrit, usant d’une langue belle et ciselée, très travaillée. Dans un roman où la langue et ses usages ont autant d’importance, l’auteur manie avec précaution les mots et semble s’être attardé sur la manière dont il dit les choses. Ainsi l’histoire, sans s’appuyer sur un très grand nombre d’action, n’est jamais ennuyeuse. On suit le résonnement de l’auteur progressivement : il nous présente des anecdotes en lien avec son propos et utilise beaucoup de points de vue extérieurs : il relaie auprès du lecteur des rumeurs, livre la pensée du peuple abistanais au moment où les héros agissent, etc. La construction du roman est ainsi extrêmement intéressante et réussie !

Le cheminement d’Ati m’a paru d’autant plus intéressant qu’il est issu d’un milieu assez pauvre : sa rébellion, la libération de sa pensée ne sont donc pas celles d’une personne particulièrement cultivée mais celles d’un homme banal, toutefois suffisamment intelligent et courageux pour se poser les bonnes questions. En effet la distinction riche/pauvre m’a semblée très importante dans la démarche de Boualemt Sansal : à plusieurs reprises on comprend que les pauvres et les riches abistanais n’ont pas le même accès à la santé ni à la technologie. Cette ségrégation de la population peut être mise en relation avec la situation actuelle dans certains pays en développement (dits émergents), ce qui était peut-être le but de l’auteur. De la même manière le personnage de Toz m’a paru être essentiel au récit car il permet de montrer une autre forme de révolte que celle d’Ati (et de Koa son ami) celle d’un homme riche et cultivé cette fois. L’auteur oppose ainsi l’idéalisme teinté de naïveté d’Ati et de Koa au réalisme assez pessimiste de Toz.

Le titre du roman fait référence à un autre ouvrage dystopique : 1984 de Georges Orwell qui dépeint une société totalitaire contre laquelle Winston Smith, le personnage principal, essaie de se rebeller, en vain. Dans 2084 le régime totalitaire s’appuie cette fois-ci sur une doctrine religieuse.

La religion de l’Abistan dont Yöllah est le Dieu unique n’a pas pour but de rendre les abistanais heureux mais de les soumettre et de les priver de leur liberté. En effet dans le livre sacré Abi, le « délégué de Yöllah » dit ceci : « Dieu est grand, il a besoin de fidèles parfaitement soumis, il hait le prétentieux et le calculateur ». Dans 2084, la religion est ainsi un outil pour maîtriser les hommes et les soumettre. De plus Boualem Sansal insiste sur le fait que la figure du mal est nécessaire à la religion : pour que la religion abistanaise existe elle a besoin d’un Ennemi. Ce sont les menaces de rejoindre ce mal et d’être rejeté de la communauté des croyants et donc de la société qui créée la soumission et donc la foi en Yöllah. De même si les hommes ne font pas leurs 7 prières quotidiennes (on devine, en creux, la critique de l’Islam et ses cinq prières quotidiennes) et ne sont pas toujours respectueux envers Yöllah (le blasphème étant puni de mort), ils sont dénoncés et condamnés. Ainsi dans 2084 la religion conditionne les hommes et, bien utilisée, permet de créer un système de délation qui entraîne leur soumission.

Comme dans 1984, une langue officielle, inventée par Abi, annihile les mécanismes de pensée qui pourraient permettre aux hommes de se rebeller. L’abilang (qui fait donc référence à la novlang), basée sur des fondements religieux, ne se compose que de très peu de mots, eux-mêmes constitués d’un nombre restreint de syllabes : aucun nom propre du livre ne dépasse une syllabe. Ainsi l’un des rares espoirs de liberté du roman est que les langues régionales aient réussi à survivre, l’abilang ne réussissant pas à les remplacer. Boualem Sansal pose également dans son roman la question de l’importance des mots dans la croyance religieuse et dans la manipulation des foules. C’est grâce à un livre saint, le Gkaboul, à des discours de Kho et aux prières diffusées par des hauts-parleurs que les abistanais sont endoctrinés. Seule une solide culture (celle de Toz par exemple) permet de discerner le vrai et le faux dans ces mots.

Dans 2084, la religion est donc un moyen de contraindre les hommes et de les priver de leur liberté. Elle ne sauve pas les hommes mais les prive de leur faculté à penser et donc de leur humanité. La religion y est donc présentée comme un fait culturel, destiné à maintenir les hommes dans une sorte d’état inférieur et, paradoxalement, à les priver de toute culture intellectuelle. Lorsqu’on lit les prises de positions de Boualem Sansal contre les extrémismes religieux et la dictature algérienne, on ne peut pas s’empêcher de vouloir faire un rapprochement entre l’Abistan et certains pays arabes aujourd’hui où la religion islamique prive les femmes de leur liberté, endoctrine certains jeunes et génère de nombreuses guerres. De plus le sous-titre La fin du monde, est une manière de porter un jugement sur le monde décrit dans le roman : le système abistanais mène en effet les hommes à leur perte.

En bref, 2084 : La fin du monde est un roman passionnant qui, à travers la vision d’un futur très sombre, fait réfléchir sur notre présent et dont la construction – comme la maîtrise de la langue – est extrêmement bien maîtrisée !

Biographie de l’auteur :

Boualem Sansal est né le 15 octobre 1949 en Algérie. Il suit une formation d’ingénieur à l’Ecole nationale polytechnique d’Alger puis un doctorat d’économie. Il ne se tourne vers l’écriture qu’en 1999 et devient alors romancier et essayiste. Il a depuis été fait chevalier des arts et des lettres et a reçu de très nombreux prix et distinctions (dont le Grand prix du roman de l’Académie française, obtenu pour 2084). Ses écrits sont censurés en Algérie suite à ses propos contre le régime (assez dictatorial alors qu’il se positionne en faveur de la démocratie). Boualem Sansal est également connu pour ses critiques envers la religion et l’Islam en particulier : « la religion me paraît très dangereuse par son côté brutal, totalitaire. L’Islam est devenu une loi terrifiante qui n’édicte que des interdits, bannit le doute, et dont les zélateurs sont de plus en plus violents. Il faudrait qu’il retrouve sa spiritualité, sa force première. Il faut libérer, décoloniser, socialiser l’Islam ».

Yoko