De même que pour beaucoup de personnes la rédaction d'un journal intime peut permettre de prendre du recul sur les aspects les plus sombres de l'existence, de donner aux choses une juste perspective, le comic-book peut aussi avoir valeur de thérapie, d'introspection thaumaturge. C'est le cas de cette histoire aussi poignante qu'édifiante, que nous a concocté Paul Dini. Au début des années 90 l'auteur était presque arrivé au sommet de la gloire, notamment grâce à la série animée Batman chez Warner Bros. Mais un soir, sur le chemin du retour à la maison, la rencontre fortuite avec deux agresseurs ultra violents allait changer le cours des événements. Un passage à tabac qui allait pousser le scénariste dans la spirale de la dépression, du renoncement. C'est alors que l'écriture vint au secours de Paul Dini. Ici, le processus de création du graphic novel (Dark Night) est présenté sous forme de story-boards, et il croise les blessures physiques et psychologiques causées par l'agression. Le point de départ est l'enfance de l'auteur, gamin anonyme comme beaucoup d'autres, qui aiment trouver dans les livres, la fiction, ce merveilleux qui n'habite pas forcément la réalité prosaïque. Jusqu'au moment où son parcours se brise, où plus rien n'a plus de sens, encore moins continuer à raconter les éternels combats entre le Joker et un super-héros grimé en chauve-souris. Dini est rattrapé par la réalité, qui se présente avec le visage de ses deux assaillants, et c'est toute l'oeuvre dessinée qui est démasquée. Il n'y a plus de justice qui triomphe, de Batman qui arrive à temps pour sauver la veuve et l'orphelin, et de triomphe du bien sur le mal en débandade. Batman reste caché dans l'obscurité du comic-book, et il ne peut rien contre une fracture du crâne, des cotes cassées, des os brisés. Dans ce voyage fascinant et éloquent qu'est sa propre vie, Paul Dini utilise les méchants de papier pour donner corps à ces démons intérieurs qui lui ruine la vie, le maintiennent lié à son lit, bouteille ou anti-dépresseurs à portée de main. Son travail devient une véritable analyse, lucide, sans concession.
Dini a un atout dans sa manche, savoir raconter avec concision et sans s'éloigner trop du sujet, alterner les tons, passer de l'humour à la violence brute. Le plus intéressant, c'est bien les personnages de fiction qui apparaissent. Ici on comprend mieux que ce ne sont pas seulement des héros ou des vilains imaginaires, mais que chacun, selon ses caractéristiques, les idées qu'il représente, a une fonction, une importance particulière, ce qui permet de varier les angles d'attaque, et d'apporter une multitude d'éclairages sur le sens à donner à cette tragédie inattendue. Lui même ne donne pas dans la complaisance, mais interroge aussi l'intérêt de sa démarche, son coté égocentrique par exemple, et la difficulté de s'atteler à la violence urbaine et à ses agresseurs sans prendre le risque de tomber dans la caricature sociale voire raciale. Tout est maîtrisé et en même temps coule de source. Un tour de force narratif qui impressionne, comme cela n'avait plus était le cas depuis C'est un oiseau, autre ovni entre littérature et comic-book super héroïque, de Steven Seagle.
Eduardo Risso est bluffant au dessin, car il se coule à merveille dans les intentions du scénariste. Il assure ici tout le travail, encrage et colorisation compris, et saisit chacune des nuances voulues par Paul Dini, affinant son propre style pour qu'il adopte la teneur, le propos juste. Une économie de lignes et de détails qui est la marque des grands, avec des pages au premier abord plus colorées et enlevées, mais qui s'assombrissent, se replient sur le lecteur, au fur et à mesure que le propos se dramatise, et que Paul Dini compose avec sa solitude et son statut de victime. Somptueux et hautement intelligent, à ne manquer sous aucun prétexte. Sortie début février chez Urban Comics.