Philibert était riche. Immensément riche. Depuis longtemps. Déjà, dans l’enfance, il négociait des bonbons avec l’épicier du quartier, puis les revendait à profit à des compagnons de classe. Les bénéfices étaient déposés dans sa tirelire. Parfois, il annonçait une promotion ; dix bonbons pour tant de sous, mais n’en déposait que neuf dans le sac. Si l’acheteur s’en rendait compte, Philibert prétextait une malencontreuse erreur. Sinon, le profit se voyait majoré. À l’adolescence, il s’enrichit du commerce des barres de chocolat. Il les achetait d’un distributeur, puis, inventant une quelconque œuvre caritative, il sillonnait les quartiers de la ville en quête de dons qu’il s’empressait de précipiter dans sa tirelire. Chaque soir, il comptait ses sous. Plus tard, il eut besoin d’un coffre-fort. Au rythme des affaires suspectes, des compagnies en faillites achetées et liquidées, et des employés ou des sous-traitants non payés, il dut faire construire une chambre forte dans son humble demeure. Car Philibert vivait modestement. Une maison ordinaire dans un quartier ordinaire. Ni auto, ni abonnement, ni télé. Qu’un ordinateur moyenâgeux et un téléphone portable minimaliste au forfait ridicule. Vivant seul, sans amoureuse, qui lui aurait coûté trop cher, ses heures libres se consacraient au décompte du contenu de sa chambre forte. Des heures durant, assis sur un vulgaire banc de bois, il triait les billets de dix, vingt, cinquante, cent et mille dollars, il les séparait en liasses toutes fraîches, puis, après les avoir embrassées une à une, les déposait avec les autres sur une des nombreuses étagères du bunker. Après des heures de contemplation, le milliardaire se retirait enfin, non sans saluer chaque lingot d’or déposé près de la sortie. Au fil du temps, un trésor alibabaesque s’y accumula.
Philibert était riche. Or, tandis que l’argent soulage certains maux, il asservissait l’âme du pauvre homme. Comme un esclave, son esprit incapable d’amour, de pitié, de haine ou même d’ambition, le milliardaire était enchaîné à la richesse. Il eût pu être maître du monde, mais aveugle au malheur des autres et du sien, aux beautés du monde et au mal, il n’envisageait l’existence que dans l’accumulation de richesses. Depuis longtemps, il avait renoncé à l’éternité, le bien n’étant pour lui que quatre lettres assemblées en un mot.
Ainsi, un jour, il fit qu’on exproprie d’honnêtes et humbles citoyens d’un quartier ancien de sa ville afin d’y construire une tour à condos de luxe. Sous le regard morne des anciens propriétaires mis à la rue, un bulldozeur déchiquetait une vieille maison plusieurs fois centenaire. Les débris s’écrasaient au sol. On les chargeait dans de gros camions, quand, dans l’opération, une enveloppe jaunie s’échappa des gravats et se déposa près d’une roue du fardier. Personne n’en fut témoin sur le fait, mais en fin de journée, fidèle à son habitude, Philibert passa évaluer l’état des travaux. Devant le trou béant, il mit le pied sur l’enveloppe recouverte de poussière. Le milliardaire se pencha, ramassa l’objet flétri par des années d’attente. L’homme l’ouvrit. À l’intérieur, en partie froissé et défraîchi, un bout de papier. Une carte. Philibert l’examina avec attention. Ses yeux, à l’ordinaire austères et sombres, s’illuminèrent. Il y avait reconnu une mer, et au beau milieu de nulle part, sous un palmier dessiné, une pyramide construite de lingots d’or. L’avare saliva.
Des nuits durant, il en rêva. Des heures durant, il étudia la carte. Il se décida enfin. Il prit l’avion, voyagea plusieurs heures. À destination, il affréta un navire, non sans insister auprès du capitaine qui, en fin connaisseur, doutait de l’existence d’une île sise aux coordonnées indiquées par la carte. Le convaincre coûta cher à Philibert, mais la dépense en valait la chandelle. Le trésor couvrirait les frais.
Le navire appareilla enfin et navigua pendant des jours. Il approchait du but quand la météo se détériora. De sombres nuées s’élevèrent à l’horizon, les messages radio annoncèrent le pire. Le capitaine fut inquiet. Très inquiet.
Le pire arriva. Les vagues immenses déferlèrent. Le navire tangua dangereusement. Le capitaine voulut faire demi-tour, mais Philibert n’en entendait pas ainsi. Il offrit le double à l’officier, qui hésita.
− Je m’en fous de votre argent ! rugit enfin le capitaine. On fait demi-tour !
Enragé, Philibert allait lui sauter au cou, quand le cri du navigateur s’échappa du fracas de la tempête.
− Une île au radar ! À tribord ! Deux milles nautiques environ.
− Allez, Messieurs ! lança-t-il enfin sans trop de conviction. Nous y sommes presque !
Les hommes d’équipage s’échangèrent un regard perplexe, puis, sans joie, s’acquittèrent des manœuvres nécessaires. Ils naviguèrent encore dans le vent, sous la pluie et les trombes d’eau salée. Soudain, à l’horizon, un rai de lumière transperça les nuages et désigna une terre, une île, et sur cette île, une pyramide, une pyramide d’un jaune éblouissant.
Les yeux abattus sur le phénomène, chacun spéculait déjà sur sa part du trésor. Or, les regards obnubilés ne virent pas la lame vertigineuse qui s’amenait. Le navire fut renversé. Tous périrent. Tous, sauf Philibert. Accroché à une bouée qui était passée par là, il fut ballotté pendant des heures par la furie océanique avant que le miracle ou la chance ne l’amènent sur une plage. Exténué, brûlé par le sel, le milliardaire releva enfin la tête et ce qu’il vit lui coupa le souffle. Là-bas, toute proche, une immense pyramide scintillait de jaune. Jamais l’avare n’avait vu autant d’or.
Hélas, son euphorie fut brève. Philibert eut faim et soif. Il chercha de quoi boire et manger. En vain. Quelques jours plus tard, sous le regard tourmenté d’un ciel soufré, appuyé contre la base de sa pyramide adorée, et agonisant, l’avare pleurait.
On ne retrouva jamais Philibert. Ni l’île et sa pyramide. De la carte et de sa quête, personne n’en avait rien su.
Sans héritiers et sans testament, on distribua sa fortune à des œuvres de charité.
© Jean-Marc Ouellet 2017
Notice biographique
Médecin-anesthésiologiste depuis 25 ans, Jean-Marc Ouellet pratique à Québec. Féru de sciences et de littérature, il signe une chronique depuis janvier 2011 dans le magazine littéraire électronique « Le Chat Qui Louche ». En avril 2011, il publie son premier roman, L’homme des jours oubliés, aux Éditions de la Grenouillère, puis Chroniques d’un seigneur silencieux aux Éditions du Chat Qui Louche. En mars 2016, il publie son troisième roman, Les griffes de l’invisible, aux Éditions Triptyque.