"Une injustice n'est rien, si on parvient à l'oublier" (Confucius).

Parlons ce dimanche d'un roman que j'ai dévoré presque sans m'en rendre compte. Lu en numérique, je n'avais pas en tête son nombre de pages (250 pour la version papier), mais je me suis surpris, après un trajet en transports en commun et un moment dans une salle d'attente, à en avoir avalé la moitié d'une traite ou presque. Et pourtant, c'est un roman qui m'a déstabilisé. Par sa scène d'ouverture, par sa construction et par sa finalité. Bref, une lecture qui m'a décontenancé, bousculé et m'a poussé à me positionner différemment face aux personnages et face aux faits relatés. "En douce", de Marin Ledun (en grand format aux éditions Ombres Noires), pourrait être classé en roman noir, par ses thèmes et son côté psychologique prononcé, mais sa densité et son rythme en font indubitablement un thriller. Avec, pour thème central, l'injustice, à qui je pourrais quasiment mettre une majuscule. Car, en arrière-plan, c'est bien la société qui est montrée du doigt par le romancier...
Un soir de 14 juillet sur la côte landaise. La foule est rassemblée pour regarder le feu d'artifice. En son coeur, un homme, Simon, et une femme, qu'il a aperçue et sur laquelle il a flashé. Ce n'est pas la première fois qu'il la voie, elle fréquente le même bar que lui et il s'y sont croisés souvent ces derniers temps, sans s'adresser la parole.
Mais là, en ce soir de fête, au milieu des vacanciers et des fêtards, tout change. Elle est belle, séduisante, un jeu de séduction tacite s'installe entre eux. Presque un jeu de cache-cache. Jusqu'à ce qu'elle se présente à lui. Elle veut danser, il accepte et une bonne partie de la nuit passe ainsi. Au moment de rentrer, elle souhaite qu'il la raccompagne chez elle.
Chez elle, c'est une caravane, installée près du chenil où elle travaille, à s'occuper de nombreux chiens laissés à sa garde. A ce moment-là, son patron ayant pris lui aussi quelques jours de congé, elle doit gérer toute seule l'endroit, et on n'imagine que ça ne doit pas être simple tous les jours de nourrir et entretenir cette meute...
Pour la suite, je ne vais pas vous faire un dessin. On pourrait presque se croire dans la chanson de Francis Cabrel, "Un samedi soir sur la Terre". Mais, brusquement, tout bascule, lorsque la jeune femme brandit une arme et en menace Simon. Celui-ci est éberlué : non seulement elle connaît son nom, mais l'arme... c'est la sienne !
Pas le temps de se demander ce qui lui arrive, elle tire et le blesse à la cuisse. Puis, elle le traîne et l'enferme dans une pièce close, à l'écart. Emilie, c'est ainsi qu'elle s'appelle, a vraiment tout calculé et c'est manifestement à lui, Simon, qu'elle en veut. Mais pourquoi ? Que cherche-t-elle ? Qu'attend-elle de lui et que compte-t-elle faire de lui ?
C'est tout l'enjeu de cette histoire, bien évidemment, qui va se dévoiler petit à petit. En fait, ce n'est pas seulement le lien entre Emilie et Simon que l'on va découvrir, mais toute la vie de cette jeune femme qui fête ses 39 ans et qui est en train de perdre pied. Alors qu'on a eu droit à une entrée en matière digne de "Misery", peu à peu, l'impression générale change.
Emilie a tout de la femme fatale, j'emploie ce terme à dessein, lorsqu'on fait sa connaissance. Jouant de son charme pour piéger Simon, elle apparaît comme une prédatrice, une folle, que sais-je ? Une tueuse en série qui jette son dévolu sur sa nouvelle proie... En tout cas, on ne peut pas dire que la première impression qu'elle donne soit particulièrement positive.
Le fait qu'elle ait manigancé avec soin son acte n'est pas plus rassurant. Elle est flippante, disons-le, parce qu'on ne sait pas exactement de quoi elle est capable. Va-t-elle torturer Simon un bon moment, profitant de sa solitude et de l'isolement du chenil, avant d'aller balancer son corps dans un étang voisin ? Franchement, pendant un temps, j'aurais bien parié là-dessus...
Et puis, le jeu des flash-back commence. Si Emilie donne quelques explications à Simon sur les raisons qui l'ont amené là, si Simon se souvient d'un coup de ce jour-là, le reste nous apparaît directement, par la voix du narrateur neutre. A moins qu'on ne soit quasiment dans la tête d'Emilie, explorant ses souvenirs.
Alternent alors les passages relatant le passé et les situations présentes, la vie quotidienne d'Emilie et sa gestion du cas Simon, dont la disparition finit par être remarquée... Mais, encore une fois, "En douce" se démarque de la classique mécanique de thriller ou de polar. L'important, c'est le huis clos et même, plus encore, le combat intérieur d'Emilie.
Oui, je l'ai dit, on change progressivement de regard sur elle. Du monstre qui vous fiche les jetons à une personnalité bien différente, pas épargnée par le destin, et depuis toujours. La voilà, l'injustice, celle qui frappe cette jeune femme qui avait tout pour mener une vie épanouie mais qui, successivement, a vu tous ses espoirs s'envoler.
La vie a été une chienne avec Emilie, au point de la pousser à commettre ces actes terribles qui sont le fil conducteur du roman. Mais, est-elle plus coupable que victime ? Forcément, la question se pose jusqu'au terme de la lecture, même si on peut aussi se dire que ce qu'elle a traversé ne justifie pas de tels gestes.
Je ne vais pas trancher, à chaque lecteur de se faire son opinion. Un lecteur est-il juge des personnages qu'on lui présente ? Je n'en suis pas certain, et la situation d'Emilie est bien plus complexe qu'il ne semble. Toutes proportions gardées, Emilie m'a fait pensé au personnage principal du "Couperet", de Donald Westlake, incarné au cinéma par José Garcia.
Je m'explique. Ils sont très différents, c'est vrai, mais tous les deux vont être frappés par des événements qu'ils ne maîtrisent pas et qui peuvent légitimement nourrir un sentiment d'injustice. L'un comme l'autre choisit alors la violence pour remédier. Pour Emilie, elle reste très circonscrite, contrairement au cadre meurtrier de Westlake/Gavras.
Pourtant, la comparaison ne s'arrête pas là. Car, derrière le drame dont nous sommes les témoins, se dessine un arrière-plan social très fort. "En douce" est une critique violente de notre société actuelle, exactement comme "le Couperet" dénonçait les dérives du libéralisme économique. C'est fait avec une grande subtilité, mais aussi avec un côté militant revendiqué et une colère qui sourd entre les lignes.
La descente aux enfers d'Emilie est autant personnelle que sociale. Le fait qu'on la retrouve dans ce chenil, travaillant dans des conditions très pénibles, sans doute pour des clopinettes, mais avec une abnégation qui frôle l'auto-flagellation. Chez Emilie, l'injustice se mêle à la culpabilité pour donner un cocktail détonant qui, en ce 14 juillet, a débordé de son verre...
Emilie est sur le fil du rasoir, prête à basculer et à franchir un point de non-retour. En tirant sur Simon, en le séquestrant, sans doute a-t-elle déjà mis un pied de l'autre côté de cette ligne, mais cela ne fait pas d'elle une criminelle professionnelle, impénitente, capable de récidiver. Au contraire, elle recherche, dans cet acte grave, fou, injuste, lui aussi, à exorciser son mal.
Dans toute la première partie du roman, en tout cas une fois qu'on a compris qu'on n'était pas en présence d'une psychopathe de la pire espèce, on se dit que c'est la vengeance qui l'anime, ce sentiment qui, depuis la nuit des temps, donne lieu partout au même genre de gestes que celui commis par Emilie. Et fonde, au passage, tout un pan des littératures à travers la planète...
Mais, là encore, on se trompe de point de vue. La rédemption ? Je ne le crois pas, je penche plutôt pour un thème que nous évoquions dans un récent billet : la résilience. Oui, voilà la quête véritable que mène Emilie. Une volonté de briser la spirale négative de son existence, de faire table rase, de repartir de zéro, de retrouver la paix...
Et Simon, dans tout ça ? Curieusement, alors qu'il incarne aux yeux d'Emilie son injustice, il n'a rien d'un puissant, d'une menace, d'une puissance qu'il faille défier, renverser. Non, Simon est lui aussi quelqu'un d'ordinaire, qui n'a pas eu la vie facile. Il a connu son lot de galères et il vit lui aussi dans une situation précaire, proche même de la marginalité...
C'est aussi une des forces d' "En douce" : découvrir que, finalement, Emilie et Simon sont pareils, dans la même situation, avec quelques différences mais aussi un drame commun qui les unit. Et cela rend ce roman plus troublant encore, plus déroutant. Parce qu'il n'y est nullement question de morale, mais de tout autre chose. Et bien malin qui peut se douter du dénouement de ce roman.
Je l'ai dit, j'ai dévoré "En douce" presque sans m'en rendre compte, j'ai avancé à grande vitesse, happé sans même en avoir vraiment conscience, curieux de comprendre (et je ne suis pas certain, à vrai dire, d'avoir mesuré tous les enjeux) et surtout de savoir comment Emilie allait se sortir de cette affaire, et ce qu'il allait advenir de Simon, bien entendu.
Je n'ai pas fini K.O., mais tout de même bien secoué par cette fin que je n'attendais pas. J'ai lu ce roman rapidement, mais il a alimenté un moment mes réflexions. Encore maintenant, alors que j'écris à son sujet, je retrouve certains questionnements. A partir d'une histoire ordinaire (mot auquel je ne confère pas de sens péjoratif), Marin Ledun nous propose un roman dur et qui nous bouscule, dans la lignée de ces grands romanciers noirs que furent Manchette, Pouy, Izzo et quelques autres.