Désorientale de Négar Djavadi

Désorientale Négar Djavadi

Kimia patiente dans un hôpital français, dans l’attente d’une insémination. Cet enfant elle le veut, mais il lui rappelle aussi sa propre enfance, toutes les fêlures, les manques, les catastrophes qui s’y rattachent, sa vie d’émigrée et la recherche de sa vraie nature.

A la manière d’un conte, Kimia nous relate l’histoire de sa famille, les Sadr, du fin fond de la Perse à Téhéran, d’une culture féodale à la plus franche laïcité et liberté, sur plusieurs générations. Tous ces mélanges qui font sa personnalité actuelle, de même que son parcours d’exilée.

Kimia a en effet vécu sa petite enfance en Iran, dans une famille d’intellectuels militants. Ses parents ont oeuvré à en finir avec le régime du Shah, puis à combattre le pouvoir usurpé par Khomeiny. Une vie de manifestes, un quotidien de peur aussi, sous des régimes oppressants. Sa mère a soutenu son père, écrivain opposant, a exposé ses filles tout en les protégeant. Tandis que Kimia et ses soeurs tentaient de vivre leur vie d’enfants.

A dix ans, pour sauver leurs vies, la mère emmène ses filles jusqu’à Paris rejoindre leur père. Là, entre deux cultures, deux climats, deux histoires, Kimia tente d’avancer en se rebellant, en rejetant, pour finalement se trouver, plus proche des siens qu’elle ne le pensait.

Le début est assez foisonnant avec ses va-et-vient entre passé et futur, entre les générations, entre les personnages. Petit à petit la mosaïque prend forme, on comprend que toutes ces époques, toutes ces traditions, tous ces contextes font la personne de Kimia enfant, puis adulte, la composent tous.

On comprend également que cette insémination actuelle cache un lourd secret, de même que « l’EVENEMENT » passé qu’elle évoque à de multiples reprises, avant de parvenir enfin à le dire, est un traumatisme, un acte fondateur pour elle.

La langue traduit l’urgence à se livrer, à rechercher la vérité ou une vérité, en même temps que la cruauté à se remémorer nombre de moments douloureux et cruciaux.

Il y a certainement une grande part d’autobiographie dans ce livre, dont la trajectoire de l’héroïne semble si proche de celle de l’auteure. J’y ai aussi vu une fresque de l’histoire du l’Iran, une volonté d’aller à l’encontre des clichés et de mettre l’accent sur ces hommes et ces femmes qui ne veulent que la liberté.

On y découvre aussi une description assez critique de la France et de son ciel gris, de ses habitants individualistes et peu ouverts à l’autre, prompts à faire des raccourcis.

Le sujet de l’homosexualité est également largement évoqué, considéré comme inexistant par les dirigeants et la société iranienne, plus facilement accepté et vivable dans nos pays d’Europe.

Enfin, c’est une très belle réflexion sur l’exil et toute la douleur qui en découle, une évocation de la perte des racines au deuil du sol natal et des souvenirs, de l’absence de choix et d’un avenir fait soit de résignation, voire d’abandon ou même de folie et de petite mort, soit d’acceptation ou de réaction. En tous les cas ce qui ressort c’est que l’exil se vit seul, que chacun l’apprivoise ou le supporte à sa manière, mais qu’il marque à tout jamais.

Négar Djavadi est née en Iran en 1969 dans une famille d’intellectuels opposés aux régimes du Shah puis de Khomeiny. Elle arrive en France à l’âge de onze ans, après avoir traversé les montagnes du Kurdistan à cheval avec sa mère et sa soeur. Diplômée d’une école de cinéma de Bruxelles, elle travaille quelques années derrière la caméra. Elle est aujourd’hui scénariste et vit à Paris. Désorientale est son premier roman.  

Désorientale est paru chez Liana Lévi en août 2016 (22€).

Livre lu dans le cadre du Prix des lecteurs nantais 2017.

Morceaux choisis :

« L’Iranien n’aime ni la solitude ni le silence – tout autre bruit que la voix humaine, même le vacarme d’un embouteillage, étant considéré comme silence. Si Robinson Crusoe était Iranien, il se laisserait mourir dès son arrivée sur l’île et l’affaire serait réglée. »
Cette tendance à bavarder sans fin, à lancer des phrases comme des lassos dans l’air à la rencontre de l’autre, à raconter des histoires qui telles des matriochkas ouvrent sur d’autres histoires, est sans doute une façon de s’accommoder d’un destin qui n’a connu qu’invasions et totalitarisme. Comme Shéhérazade usant de la parole pour venir à bout de la vengeance sanguinaire du Roi Shahryar envers les femmes du royaume, l’Iranien se sent enfermé dans le dilemme existentiel et quotidien de « parle ou meurs ». Raconter, conter, fabuler, mentir dans une société où tout est embûche et corruption, où le simple fait de sortir acheter une plaquette de beurre peut virer au cauchemar, c’est rester vivant. C’est déjouer la peur, prendre la consolation où elle se trouve, dans la rencontre, la reconnaissance, dans le frottement de son existence contre celle de l’autre. C’est aussi l’amadouer, le désarmer, l’empêcher de nuire. Tandis que le silence, eh bien, c’est fermer les yeux, se coucher dans sa tombe et baisser le couvercle.
La démocratie et la justice sociale, la possibilité de s’appuyer sur une administration pour régler les problèmes, ont sans doute leur part dans le fait que le Français ne sent pas le besoin de se rapprocher, de communiquer, de lancer son filet plus loin que sa mare habituelle. Il reste fermé sur lui-même, protégeant sa tranquillité et son espace vital avec la même hargne qu’une poule ses œufs. »

« Je suis devenue, comme sans doute tous ceux qui ont quitté leur pays, une autre. Un être qui s’est traduit dans d’autres codes culturels. D’abord pour survivre, puis pour dépasser la survie et se forger un avenir. Et comme il est généralement admis que quelque chose se perd dans la traduction, il n’est pas surprenant que nous ayons désappris, du moins partiellement, ce que nous étions, pour faire de la place à ce que nous sommes devenus. »

« Car pour s’intégrer à une culture, il faut, je vous le certifie, se désintégrer d’abord, du moins partiellement, de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier. Tous ceux qui appellent les immigrés à faire des « efforts d’intégration » n’osent pas les regarder en face pour leur demander de commencer à faire ces nécessaires « efforts de désintégration ». Ils exigent d’eux d’arriver en haut de la montagne sans passer par l’ascension. »

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