Le meilleur préservatif, c’est la laideur.
Hervé Bazin
Aujourd’hui, il célébrait sa 1000e intervention chirurgicale. Comme un automate, il écrivait tout dans un carnet, il calculait ses passages à la salle d’opération. Avec l’acharnement d’une araignée, il dénombrait le nombre d’estomacs, de foies, de rates, de vésicules, de seins, d’yeux, de peau arrachée, etc. Avec son visage plus laid qu’un singe, sa peau aussi boutonneuse que celle d’un ado et aussi huileuse qu’une morue puante, que serait-il devenu s’il n’avait pas été un talentueux chirurgien ? Et ses mains, ses compétentes mains étaient plus crevassées que la carapace d’un reptile. Sur son sarrau de docteur où s’accumulaient les pellicules, il était presque répugnant. On aurait pu le prendre pour un fou, un clochard, un gueux, mais c’était le meilleur.
Dans sa maison, personne n’y allait et d’ailleurs personne ne savait où il vivait.
Il était étrange, très étrange. Sa laideur était énigmatique. Personne ne savait ce qu’il faisait quand il n’était pas à l’hôpital. De toute façon, personne ne voulait le savoir.
Un jour, une infirmière l’invita à manger après la journée de travail. Il refusa gentiment, prétextant une sortie à la campagne chez sa mère.
Une autre fois, il refusa d’accompagner le groupe du département pour une partie de quilles. Jamais on ne le voyait aux rassemblements de Noël ou lors des activités sociales.
Et puis, soudain, on décida un jour de ne plus s’occuper de lui. « Il est sauvage et égocentrique », se convainquait-on. Parfois, des questions surgissaient, mais toujours on oubliait le « doc » comme une vieille pantoufle.
Les années passèrent, les opérations s’accumulèrent et sa solitude gisait toujours dans la plus grande stabilité, mais il était le meilleur et avait même reçu un prix de distinction pour une délicate intervention réalisée sur une femme enceinte alors que son fœtus était atteint de spina-bifida. Lors de la cérémonie, il ne s’était même pas présenté. On avait appris à le respecter malgré son côté « anti-société » et même s’il ne parlait jamais, ne se vantait jamais, il fallait le répéter, c’était le meilleur.
Un matin, une infirmière rapporta qu’elle avait vu « doc » dans un restaurant discutant avec une fort jolie femme. On rapporta plus tard qu’il s’agissait de sa sœur, car elle était venue prendre les arrangements pour le testament de sa mère qui venait de mourir des suites d’un infarctus. On sut aussi qu’il lui avait presque tout laissé à sa sœur et que sa mère était une femme excessivement fortunée.
Malgré cet épisode où on découvrit sa grande générosité, on ne s’occupa pas davantage de lui et on le respectait, car il était le meilleur. Il pouvait pratiquer une incision dans un corps humain et sa ligne sous le scalpel était aussi droite et parfaite que si elle avait été tracée avec une règle. Il ne commettait jamais d’erreur.
Il était étrange. Quand on s’arrêtait à y penser, il fallait avouer qu’il était étrange. Avait-il seulement déjà fait l’amour ? Avait-il déjà été amoureux ? Où vivait-il ? Un soir, une infirmière plus curieuse que les autres entreprit de le suivre jusque chez lui. Or, elle ne put le suivre complètement, car son appartement était situé dans un immeuble où il fallait se stationner dans les soubassements pour y parvenir.
Elle se décida d’attendre. Attendre. Elle poireauta dans sa voiture pendant des heures. Jusqu’au découragement ! Vers onze heures, elle se décidait de repartir, quand un ancien amant cogna dans la vitre de sa voiture.
—Allô, Geneviève ! Tu vis par ici ?
—Non ! Non, j’attends une amie !, mentit-elle en tremblotant au son de la voix de cet homme qu’elle avait tant aimé.
Après les salutations d’usage, l’ex-amant la salua et monta dans sa voiture. Dieu qu’elle l’avait aimé celui-là ! Un monstre, un épouvantable monstre. Il l’avait tellement fait souffrir par son indifférence et pour l’avoir jetée comme une vieille guenille après l’usage.
Et le « doc », lui, n’était pas descendu. Elle était venue pour rien, sinon pour éveiller une souffrance qui était presque éteinte dans son cœur.
Et l’amant repartit dans sa voiture sport, il allait chasser la femelle une autre nuit. Beau comme un dieu, le salaud. Il se regarda dans le rétroviseur. Quels yeux ! Quelle gueule ! Pendant ce temps, sur le siège arrière, il avait oublié de camoufler son masque et ses gants imbibés d’huile qu’il se confectionnait depuis des années, de jour en jour, de foie en foie, d’artère en artère, d’opération en opération. Il voulait ressembler à un vieux babouin au visage boursouflé truffé de boutons, aux mains reptiliennes. Ainsi, il avait la paix des femmes et c’était très bien ainsi.
Notice biographique
Née à Roberval en 1969, Chantale Potvin enseigne le français de 5esecondaire depuis 1993. Elle a publié cinq romans soit :
-Le génocide culturel camouflé des indiens
-Ta gueule, maman
-Les dessous de l’intimidation
-Des fleurs pour Rosy
-T’as besoin de moi au ciel ?