Au guet-apens, Maître Mô

Au guet-apens, Maître Mô


Pour le contexte, Maître Mô sévit sur son blog accessible ici depuis déjà quelques années. Il y relate des chroniques judiciaires, en sa qualité d'avocat, mais le plus souvent, le regard qu'il porte sur les déshérités qui croisent sa route est plus humain que protocolaire.

Dès la première des affaires qui nous est présentée, on se voit asséner une gifle monumentale (un peu plus grosse que celle qu'a reçue Valls, pour que vous puissiez situer).
L'histoire est celle d'Odile, une jeune femme (fille?) perdue, confuse, qui aurait visiblement besoin d'une aide psychiatrique et sociale, et qui se voit condamner à deux ans de prison pour avoir tenté (et échoué, donc) de voler... une paire de chaussettes.
Indignant? Révoltant? Absurde? Tous les sentiments traversent le lecteur, tandis que la scène se déroule devant ses yeux, et que la figure d'Odile en vient à incarner tous les laissés pour compte, les victimes d'une justice aveugle et parfois mal faite.
Misérable, - car c'est le titre du chapitre-, elle l'est, dans son ciré trop grand, elle rappelle ceux d'Hugo, et une époque à la fois incroyablement lointaine, et vivace dans l'épisode qui nous est rapporté.
Dans les mots de l'auteur, toute la compassion, toute la bienveillance, tout l'amour du monde ; ceux qu'aucun autre n'a eu pour elle.

Le livre commence fort, et ce n'est que le début...

Les affaires se suivent et ne se ressemblent pas, à ceci près qu'elles lèvent chacune le voile sur un bout d'humanité déchu, les vicissitudes et les tréfonds de l'âme des hommes.

Ainsi, le récit d'Ahmed (le fameux Guet-Apens), accusé d'avoir tué sa femme, et dont l'avocat tâche de démontrer l'innocence, persuadé que son ami Roger est coupable du meurtre.

Ainsi, le récit de Monsieur Dupont, irrémédiablement brisé par son divorce, accusé d'agression sur sa femme, et s'accrochant à ce qu'il lui reste d'honneur jusqu'à ce que la justice se prononce.

Ainsi, le récit de Noël, effroyable, celui des sévices insoutenables commis par trois marginaux à un quatrième plus marginal encore, et plus faible surtout, Gérald.

Ainsi, le récit d'un homme qu'une passion violente conduit au meurtre, au seul motif de l'amour.

Ainsi, le récit d'Omar, pris à parti dans un bar, et dont la vie va être bouleversée par une réaction contenue en deux secondes à peine.

Tous ont la même rudesse, le même poids qui se déverse sur le lecteur, qui l'accable, qui le renvoie à une certaine réalité de la condition humaine.

Et puis, parmi eux, nous frappe par moment la force insoupçonnable de certains de ces êtres abîmés, à l'instar de Jade, une petite fille victime d'agressions sexuelles, et qui, des années plus tard, affronte le coupable.

La plume de l'auteur transmet avec finesse toute la palette des émotions qui ponctuent ces affaires, la proximité avec le narrateur est immédiatement établie, et l'on vit avec lui, comme dans sa propre robe, les hauts et les bas, les découvertes, les chocs, un quotidien à mille lieues du nôtre (à tout le moins, du mien), dans lequel se joue le sort des invisibles de notre société, ceux on ne parle pas et que l'on ne voit nulle part.

Au guet-apens est une lecture fulgurante, loin des douceurs et des peurs que provoque la fiction, une lecture qui nous confronte aux extrêmes, à ce dont l'homme est capable, qu'il soit victime, bourreau, juge ou défenseur, qui nous fait nous questionner nous-mêmes sur notre propre nature, et sur ce qu'il en reste, une fois poussés dans nos retranchements.

Autre effet collatéral : votre boulot va sans nul doute vous apparaître désormais sous un nouveau jour, et les préoccupations de votre collègue Marcel qui vient gratter son bonus comme tous les ans à la même époque, un peu plus... relatives.


"Parce qu'on fabrique au kilomètre des lois honteuses, qu'il se trouve parfois des magistrats pour oser les appliquer à des cas manifestement hors sujet, elle a été condamnée, ayant d'ailleurs refusé tout avocat, et elle n'en a plus ici, devant la cour...
Je n'ose pas l'écrire...
Odile, comparaissant en état de récidive légale pour la tentative d'un vol de chaussettes valant neuf euros cinquante, restituées lors de son interpellation, a été condamnée à la peine (plancher) de deux années d'emprisonnement dont une assortie d'un sursis avec mise à l'épreuve comportant obligation de soins, notamment, le tout avec mandat de dépôt. Ce qui veut aussi, et d'abord, dire un an ferme, pleine depuis la commission de ce délit inadmissible.
[...]
Oui, la ministre aurait dû être là et assister à cette audience, farcie de peines planchers dont celles-ci était l'apothéose. Nos brillants députés aussi, qui votent ce genre de choses ; ceux des magistrats que je connais qui pensent qu'être un gardien de l'application de la loi, c'est se contenter de l'appliquer sans nuances ; ceux de mes confrères qui, dès qu'elle est juridiquement applicable, baissent les bras ; et tous ceux, dans l'opinion publique, cette espèce de grande putain, qui osent soutenir ce genre de décision uniquement sécuritaire ou censée l'être, sans réfléchir un instant à qui on va l'appliquer, et qui changeraient immédiatement d'avis si cette petite fille en ciré jaune trop grand était leur enfant ou leur sœur..."

"Il existait un décalage entre nos préoccupations respectives et c'était à moi de le combler, ce que je n'ai pas appréhendé alors. La mienne était la défense, forcément technique, de ses intérêts objectifs, et la relaxe, l'absence de faute avérée, le doute, que sais-je... Mais la sienne était d'une tout autre importante, d'une tout autre ampleur. Il se moquait totalement d'être condamné ou pas ; lui, ce qu'il espérait par-dessus tout, c'était de pouvoir récupérer son âme - tout en sachant douloureusement que c'était impossible."

"Il faut à tout prix, quand on est avocat et qu'on "fait du pénal", trouver le moyen de conserver en soi, quoi qu'il arrive, quelques repères phares, une sorte de réservoir à illusions, la ressource permettant de penser, à chaque affaire, à chaque révélation, que non, ce n'est pas la vraie vie, seulement une histoire parmi tant d'autres, normales et heureuses, elles ; qu'on a fait le choix, en exerçant ce métier, de collectionner ce que l'humanité peut offrir de plus navrant et de plus dur, des tombereaux de douleurs variées - mais que ça reste des accidents, au sens étymologique du terme -, événement imprévu, imprévisible, malheur..."