La taverne Le Whip a survécu au massacre. J’y passe de temps en temps. « Une bière, Monsieur ? » me demande la serveuse. C’est si tentant. Je sors au plus vite.
J’emprunte un sentier qui traverse le parc Fontaine. Je marche en corps à corps avec les habitants du Vieux-Hull qui sont toujours là. Fantomatiques, on peut la nuit entendre leurs pas dans la ruelle derrière l’épicerie Laflèche où se trouve aujourd’hui le café des Quatre Jeudis. Leurs yeux en feu menacent parfois les fêteux qui ne connaissent rien de l’injustice qu’ils ont subie.
De l’hôtel Chez Henri, ne reste que la façade. Mais il ne faut pas nous inquiéter, « ce sera aussi beau qu’avant », prétend l’entrepreneur aujourd’hui responsable des travaux de reconstruction.
Je fais le tour des stationnements et des terrains vagues qu’ont laissés en héritage nos puissants visionnaires de « lendemains meilleurs ».
Je revois les rues Frontenac, Aubry, Wright, Châteauguay, Vaudreuil, Leduc, je m’engage sur Eddy avant d’emprunter le vieux pont Interprovincial.
Sur les profondeurs de l’île de Hull, le Vieux-Hull n’est plus.
JUIN
Jours de feuillaison intégrale.
J’aime m’asseoir dans les parcs au cœur d’enfant.
J’appelle mon ami Jules. Je laisse sonner plusieurs fois avant qu’il ne réponde. « Allô Jules, c’est moi. » Jules ne dit rien. Je répète. « Jules, c’est moi. » Péniblement, il marmonne quelque chose que je ne comprends pas. Autre silence… Clic. Plus rien.
Je rappelle une heure plus tard. Cette fois, j’attends encore plus longtemps. Ça y est, Jules répond. D’une voix poussive, il me demande si ça va.
— Parle plus fort, Jules !
— Oui, oui, l’chum, laisse-moi le temps de me réveiller.
Jules se met à tousser. Je l’entends se verser un verre d’eau qu’il avale à grandes gorgées.
— Là, ça va ?
— Toi, qu’est-ce qui va pas ?
— Je veux parler à un humain. Pis toi, bois-tu toujours ?
— Ben, c’est sûr. Ça me prend mon litre de rouge.
— J’entends ton chat ronronner.
— Oui, il est sur mes genoux. Il aime ça quand je le flatte en parlant.
— Je te mettrais ça dehors une affaire de même !
— Tu peux bien parler, tu t’endures même pas.
— C’est ça, Jules ! Passons.
— Bon, Monsieur s’énerve.
— Parle-moi plutôt de ton moteur.
— Tu veux dire mon char.
— T’en as pas !
Jules pouffe de rire.
— Elle était bonne non ?
— Bœuf de bine, essaye pas de te défiler !
— Ben, tu le sais bien… Si c’est pas l’embrayage qui fonctionne pas, c’est la pression. Si c’est pas ça, c’est le régulateur de fluides.
— À quand ton prochain rendez-vous chez ta cardiologue.
— Dans deux semaines. Je la trouve tellement sympathique.
— Fabule pas trop, le fafouin.
— Mais c’est vrai !
— Comment veux-tu que je le sache ? Je vois pas du beau monde comme toi.
— J’peux bien t’organiser un rendez-vous.
— Fais donc ça, mon brave.
— J’peux te prendre dans mes bras si ça peut t’aider en attendant.
Jules rit comme s’il venait de me planter.
— J’t’embrasse, mon beau pitou.
— Retourne donc te coucher. T’es si docile quand tu dors.
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L’auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)