Un titre un peu étrange et une écrivaine que je ne connaissais pas. « Les tiens » est demeuré sur mon bureau pendant un long moment. Je l’ai retrouvé récemment en faisant du rangement. C’est toujours comme ça l’été. On prend le temps de classer, de faire de l’espace autour de soi, de regarder ce que l’on a oublié de lire pendant l’année. Certains ouvrages retiennent l’attention et d’autres se retrouvent sur les rayons de la bibliothèque.
Claude-Andrée L’Espérance vit sur les rives du Saguenay. C’était assez pour titiller ma curiosité. Les lecteurs le savent, je suis toujours prêt à débusquer un écrivain du Saguenay ou du Lac-Saint-Jean. Je n’ai pu résister à la tentation.
Une sorte de coup de poing amorce ce roman où un Blanc et une Autochtone se retrouvent dans une rupture amoureuse qui prend des accents de racisme. Une incompréhension à l’image des deux peuples.
« Quatre petits mots assassins :
« Va rejoindre les tiens ! »
C’est ainsi qu’une toute petite phrase décréta qu’il y aurait, désormais, une frontière entre nous deux. » (p.7)
L’histoire
Nous échappons à notre époque pour retourner dans ce temps où les Autochtones sillonnaient la Côte-Nord et une grande partie du Québec. Et un jour, les chasseurs et les pêcheurs ont vu des étrangers débarquer des grands navires pour s’avancer sur le sable quelque part entre Sept-Îles et Baie-Comeau.
« Ont-ils vu en ces hommes des envahisseurs ?… Des messagers ?… Les ont-ils fuis ?… Les ont-ils accueillis comme des frères ? Ont-ils été séduits par la richesse de ces voyageurs et, comme on raconte parfois dans les livres d’histoire, ont-ils attendu sur la rive dans l’espoir de troquer des fourrures contre des haches et des couteaux. » (p.15)
Est-il possible d’imaginer ce qui s’est passé alors ? Claude-Andrée L’Espérance tente d’oublier les légendes et les clichés pour plonger dans ce temps pas si lointain où deux mondes se faisaient face pour une première fois. Il en est résulté ce que l’on sait.
Les Innus ont été dominés de la façon la plus dure qui soit. On connaît les histoires des pensionnats où des jeunes ont été séquestrés, coupés de leur culture, de leur famille et de leur manière de vivre.
« Avant de partir pour le pensionnat mes enfants étaient éveillés, curieux, heureux d’apprendre. Ils me sont revenus la colère au cœur. Ils ne connaissent plus rien au mode de vie des miens et n’ont même pas leur place dans ton monde à toi. Je les vois aujourd’hui errer sans but sur la Réserve. » (p.96)
La mémoire se reconstitue par fragments, allant de l’un à l’autre pour chercher à savoir ce qui est arrivé à ces peuples nomades. Un monde s’est évanoui. Qu’y a-t-il derrière les noms qui désignent des territoires et des cours d’eau ?
« Le brouillard a avalé la montagne et une partie de la Côte. Trop de flou dans nos histoires. Floues à ne plus voir devant. Et moi j’avance mot à mot, sur la page écrite, j’hésite et je doute, pendant que tranquillement mon esprit s’enlise. » (p.49)
Mort lente
Une mort lente à l’image du Québec peut-être qui, dans quelques décennies, se perdra dans les brumes s’il ne change rien à sa situation.
« Ensuite, en classe, elle la traite d’insolente quand devant l’image d’un héron Malilush s’écrie spontanément Shashatshu. Évitant de justesse quelques coups sur les doigts, elle comprend. Depuis, elle mémorise tous les noms associés aux images, répétant en français : héron, baleine, canard, orignal, loup, renard, ours… » (p.74)
Le récit englobe plusieurs générations, s’attarde à des faits que l’on ne retrouve pas dans nos manuels. Cette autre histoire existe pourtant, même si elle n’intéresse que les marginaux comme Serge Bouchard. Heureusement des chercheurs de mémoire vont au-delà des clichés et des kiosques destinés aux touristes.
« Dans certains commerces, inutile de chercher quelque trace des tiens parmi ces petites choses sans âme que l’on vend aux touristes : poupées indiennes made in Taïwan and sold as an authetic Indian craft. » (p.85)
On comprend que Claude-Andrée L’Espérance ne puisse évoquer cette tragédie qu’en avançant à tâtons dans un brouillard qui enveloppe autant les Blancs que les Autochtones. L’écrivaine ose s’aventurer dans un territoire que l’on préfère souvent ignorer. Et comment ne pas imaginer les drames qui se préparent avec le Plan Nord ? Même en 2012, il semble que nous n’ayons rien compris.
Un roman par fragments, comme des ilots, qui permettent de reconstituer une mémoire qui est redonnée à tous. Touchant et nécessaire.
« Les tiens » de Claude-Andrée L’Espérance est paru chez Mémoire d’encrier.
http://memoiredencrier.com/les-tiens/
Yvon Paré
Journaliste, écrivain et essayiste, Yvon Paré a publié une douzaine d’ouvrages, un essai, des romans, de la poésie et des récits. Signalons Les plus belles années, Le Réflexe d’Adam, Les Oiseaux de glace et Le souffleur de mots. Les récits de voyage Un été en Provence, Le tour du lac en 21 jours et Le Bonheur est dans le Fjord ont été écrits en collaboration avec Danielle Dubé.
Lecteur attentif, il a rédigé de nombreux articles portant sur les œuvres des écrivains du Québec dans Le Quotidien et Progrès-Dimanche où il œuvré comme journaliste. Il collabore à Lettres québécoises depuis une quinzaine d’années en plus d’être l’auteur d’un blogue fort fréquenté.
Le voyage d’Ulysse, un roman où il suit les traces du célèbre personnage d’Homère, en l’invitant au Lac-Saint-Jean et en inventant un monde possible et imaginaire. Il a remporté le prix Ringuet du roman de l’Académie des lettres du Québec avec ce roman en 2013 en plus du prix fiction du Salon du livre du Saguenay-Lac-Saint-Jean. Son dernier ouvrage, L’enfant qui ne voulait plus dormir, un carnet fort louangé, explore les chemins de la création.
On peut retrouver l’ensemble de ses chroniques sur http://yvonpare.blogspot.com/.