Celle qui fuit et celle qui reste, Elena Ferrante

Par Sara


Nous avions laissé Elena et Lila jeunes adultes, Lila avait quitté son foyer pour vivre avec Nino, était tombée enceinte, et, suite à leur séparation, elle avait accepté de vivre auprès du doux Enzo.
Elena avait perdu sa virginité tristement sur une plage (comme quoi, l'image romantique de la plage est "overrated"), avait écrit un livre et rencontrait un joli succès.

Ce succès se confirme, elle se marie avec Pietro, dont la famille est très réputée, met au monde deux filles, peine à retrouver l'inspiration pour écrire le deuxième roman tant attendu, et recroise Nino.
Lila, de son côté, élève son fils, travaille à l'usine de Bruno, l'ami de Nino rencontré à Ischia, un quotidien qui la dépasse et gâche son intelligence vive, jusqu'à ce qu'elle démissionne et accepte la proposition de Michele Solara de tenir l'une de ses boutiques, renouant avec l'ascension et le milieu d'antan.

Ce tome est celui de leur vie de jeunes femmes conciliant une vie de mère, d'épouse ou de compagne, de travailleuse ou d'auteur, tâchant de tendre vers une existence plus heureuse, et de savoir quoi faire des frustrations qu'elles éprouvent, des espoirs déçus, des désillusions inhérentes à cette phase de l'existence.

Les préoccupations sont, vous l'aurez compris, différentes de celles qu'on leur connaissait enfants et adolescentes, elles sont celles d'un autre âge. L'heure n'est pas encore au bilan, mais elles portent parfois leurs choix de vie comme un fardeau, se souviennent avec nostalgie de ce qu'elles imaginaient d'elles, parlent comme s'il était trop tard, Lila surtout, qui revendique sa dureté en clamant qu'Elena est la gentille, et qu'Elena est, des deux, celle qui doit avoir une belle vie, réaliser de grandes choses.

Leur amitié prend un autre visage. La rivalité entre elles était parfois vivace, à l'adolescence surtout. Ici, leurs chemins se sont éloignés de sorte qu'elles seraient parfois étrangères. Elena s'interroge sur sa vie, elle qui a quitté Naples et tout laissé derrière elle, qui n'a plus guère de contact avec sa famille dont le quotidien lui échappe, qui s'est embourgeoisée, et sur la vie de Lila, qui est restée, qui a connu des hauts, des bas, et envers laquelle elle éprouve, elle le sait désormais, beaucoup d'amour et de tendresse.
Délestée du poids de la compétition, leur lien apparaît unique, puissant, on le dirait indéfectible, une richesse extrême qui les porte vers l'avant, alors même qu'elles sont poussées par la vie dans des directions toujours plus divergentes.

Dans le récit, l'auteur sème des sujets divers, fait débattre ses personnages autour du féminisme, ou plus modestement de la place de la femme dans la famille et dans la société qui l'incarcèrent, autour du capitalisme et de l'exploitation du prolétariat, des luttes violentes auxquelles donnent lieu les revendications sociales. On est alors dans les années 1970 : le contexte pèse rudement sur l'histoire des deux amies.

Ce nouveau tome fait honneur aux deux précédents, apporte à la saga de nouvelles couleurs en déclinant de nouvelles facettes des deux amies et de leur amitié, et il ne fait pas un pli que le quatrième et dernier tome devrait venir avec son lot de surprises, tant celui-ci se plaît à ouvrir le champ à toutes sortes de possibles...


"Je voudrais que Lila soit là, et c'est pour ça que j'écris. Je veux qu'elle retranche, ajoute et collabore à notre histoire en y incluant, selon son humeur, les choses qu'elle sait et celles qu'elle a dites ou pensées."

"Il n'a pas idée de ce que c'est, la bagarre : il ne faut jamais quitter l'adversaire des yeux. D'ailleurs, au quartier, on ne perdait pas notre temps en bavardages, tout au plus poussait-on quelques hurlements, yeux exorbités, pour intimider l'adversaire, mais surtout on frappait en premier et pour faire le plus de mal possible, sans marquer d'arrêt, c'était aux autres de nous stopper s'ils en étaient capables."

"Le langage ordurier de notre milieu d'origine était utile pour agresser ou se défendre mais, précisément parce que c'était la langue de la violence, loin de faciliter les confidences intimes, il les empêchait."

"Et pourtant, tandis que je rentrais en voiture à Florence, j'eus l'impression que là dans le quartier, entre arriération et modernité, elle était plus dans l'histoire que moi. J'avais perdu beaucoup de choses en m'en allant, croyant être destinée à Dieu sait quelle vie. Lila, qui était restée, avait un travail novateur, gagnait beaucoup, et elle agissait dans une liberté absolue et avec des desseins qui demeuraient indéchiffrables.
[...] Sa vie était en mouvement, la mienne était immobile.
[...]
Devenir. Ce verbe m'avait toujours obsédée, mais c'est en cette circonstance que je m'en rendis compte pour la première fois. Je voulais devenir, même sans savoir quoi. Et j'étais devenue, ça c'était certain, mais sans objet déterminé, sans vraie passion, sans ambition précise. J'avais voulu devenir quelque chose - voilà le fond de l'affaire - seulement parce que je craignais que Lila devienne Dieu sait quoi en me laissant sur le carreau. Pour moi, devenir, c'était devenir dans son sillage. Or, je devais recommencer à devenir mais pour moi, en tant qu'adulte, en dehors d'elle."

"Il faut que tu laisses plus de temps à ta femme.
_Elle a toute la journée à sa disposition.
_Je parle sérieusement. Si tu ne le fais pas, tu te rends coupable non seulement d'un point de vue humain, mais aussi politique.
_Coupable de quel délit?
_Le gâchis d'intelligence. Une société qui trouve naturel d'étouffer toute l'énergie intellectuelle des femmes sous le poids de la maison et des enfants est sa propre ennemie et ne s'en aperçoit pas."

"Je détestais être en compétition avec une autre femme pour un prix de beauté, qui plus est sous le regard d'un homme, et je souffrais à l'idée de me retrouver dans le même espace que la jolie fille que j'avais vue sur la photo, j'en avais mal à l'estomac."