Poursuivons dans la série des suites inattendues, avec un roman à l'histoire pas banale : Va et poste une sentinelle.Ne nous voilons pas la face, le titre français est malheureux, et ne donne guère envie.Mais l'on avait été tellement bouleversé par Scout dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur que l'on était prêt à toutes les largesses pour retrouver sa frimousse, fut-ce 60 ans plus tard et sous un titre fâcheux.
Libres pensées
Les faits se déroulent vingt ans après ceux relatés dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. Scout est devenue une jeune femme fraîche et relativement libérée, de retour à Maycomb pour s'occuper de son pauvre père sénile, le grand Atticus Finch aimé de nous tous.
Les questions raciales sont plus que jamais à l'ordre du jour, et le père et la fille vont s'affronter sans merci autour de ce thème, quitte à voir leur relation s'éroder.
C'est contre-intuitif, mais il faut avoir en tête que le roman, qui se déroule donc chronologiquement après l'intrigue de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, a été écrit avant. Et cela ne m'étonne en réalité qu'à moitié : la maîtrise parfaite qui a notamment fait le succès du chef d'oeuvre de Harper Lee ne se retrouve pas dans la trame brouillonne et inégale de Va et poste une sentinelle.
Ici, il n'est plus vraiment question de Scout mais de Jean Louise. Jem est mort (désolée pour l'annonce abrupte). Un certain Henry fait la cour à Scout, qui se comporte à la fois en princesse et en allumeuse. Scout trouve sa tante insupportable, et s'accroche à des valeurs qu'elle a toujours crues portées par son père Atticus, jusqu'à ce qu'elle soit face à l'impensable : Atticus n'est pas l'humaniste qu'elle croyait, il se révèle un peu raciste sur les bords, ou, à défaut, est en faveur du maintien de la ségrégation raciale. Le monde de Jean Louise s'effondre, des discussions interminables ont lieu entre les deux protagonistes, qui s'envoient les pires fientes à la figure, et pour finir, ils tâchent néanmoins de tomber dans les bras l'un de l'autre, parce qu'après tout, comme on dit, "c'est son père", et "c'est sa fifille".
Hum.
Commençons par ce qu'il y a de bon dans cet autre roman de Harper Lee, qui, je pense, ne restera pas dans les annales, ou seulement sous cette dénomination de "l'autre", par opposition au seul véritable qui ait marqué son temps. Ce qu'il faut saluer, c'est l'audace. L'audace de publier un livre qui vienne mettre par terre toute la mythologie construite autour d'un personnage, et le montre sous un autre jour, révèle un visage plus complexe, a priori incompatible avec ce que l'on sait de lui, mais, in fine, pas complètement.
Le risque pris ici est énorme, et a le mérite de mettre sur le devant de la scène les ambivalences des discours d'une époque en pleine transformation sociale, les paradoxes dans le jugement même de ceux que l'on pensait les plus éclairés, et cela souligne en quoi il peut être difficile de s'abstraire des modes de pensée de son temps, et d'être "visionnaire". C'est une pensée qui m'habite également lorsque je lis Rousseau ou d'autres, et suis parfois affligée par la vision qu'ils peuvent avoir de la femme. C'est oublier bien vite la place qui était la sienne en cette période, sans que cela ne soit outre-mesure contesté ou simplement interrogé.
Ainsi, le roman nous permet de nous souvenir, voire de réaliser, combien il peut être difficile de remettre en cause l'existant, et d'envisager qu'il existe des alternatives plus justes.
Voilà pour les points intéressants. A présent, du côté de ce qui pèche, j'ai relevé une certaine nonchalance de ton dans les échanges entre les protagonistes qui m'a paru excessive, et dont j'ai trouvé qu'elle sonnait faux : Jean Louise a un côté bourgeoise rebelle, certaines de ses discussions badines avec son père confinent au cynisme emprunté des gens de bonne famille.
Par ailleurs, il y a des passages où s'expriment des émotions vives qui se déclinent en altercations, et trahissent une certaine jeunesse de l'auteur, qui verse facilement dans une impétuosité décalée.
Il m'a semblé qu'Harper Lee avait la volonté d'aborder un sujet important, entre désinvolture et confrontations familiales, et se perdait dans ce mélange somme toute assez étrange : il y a de la légèreté, et soudain la protagoniste s'emporte et l'on change complètement de registre.
Ainsi, j'ai eu le sentiment d'avoir affaire à un récit dont le contrôle échappait à son auteur, un récit instable, déséquilibré.
Peu convaincue, vous l'aurez compris, par Va et poste une sentinelle, je ne peux néanmoins parler d'un flop, on n'est pas non plus chez Musso. Néanmoins, à mes yeux, Harper Lee demeurera donc l'auteur d'une seule merveille.
Pour vous si...
Morceaux choisis
"_Mary Webster a dégainé sa turbine à potins. Ses espions nous ont vus, Hank et moi, nager dans la rivière hier soir, entièrement dévêtus.
_Hum, fit Atticus en rajustant ses lunettes. J'espère au moins que vous ne faisiez pas de la natation synchronisée."
"J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés, qui me montre le chemin et m'annonce ce qu'elle voit à chaque heure du jour. J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés qui me montre la différence entre ce que les hommes disent et ce qu'ils veulent dire, qui trace une ligne de partage et me montre qu'ici a cours telle justice et là telle autre et me fasse comprendre la nuance. J'ai besoin d'une sentinelle qui s'avance en mon nom et déclare à la face du monde qu'une plaisanterie qui dure depuis vingt-six ans, si drôle soit-elle, est une plaisanterie qui dure depuis trop longtemps."
"_Dans ce cas, prenons les choses de manière concrète. Souhaites-tu voir des cars entiers de Noirs débouler dans nos écoles, nos églises et nos théâtres? Souhaites-tu les voir entrer dans notre monde?
_Ce sont des gens, non? Nous étions ravis de les faire venir quand ils nous rapportaient de l'argent.
_Souhaites-tu que tes enfants aillent dans une école qui s'est rabaissée pour accueillir des enfants noirs?
_Le niveau d'éducation dispensé dans cette école au bout de la rue, Atticus, est on ne peut plus médiocre et tu le sais très bien. Ils ont le droit de bénéficier des mêmes opportunités que les autres, ils ont droit aux mêmes chances..."
Son père se racla la gorge. "Ecoute, Scout, tu es en colère parce que tu m'as vu faire quelque chose qui te paraît répréhensible, mais j'essaie de te faire comprendre ma position. J'essaie désespérément. Je te dis ceci pour ta gouverne, c'est tout : d'après mon expérience, jusqu'à nouvel ordre, blanc c'est blanc, et noir c'est noir; Jusqu'ici, je n'ai pas entendu le moindre argument susceptible de me convaincre du contraire. J'ai soixante-douze ans, mais je reste ouvert à toutes les suggestions."
"Chacun a son île, Jean Louise, chacun a sa sentinelle : sa propre conscience. Il n'existe pas de conscience collective."
Note finale2/5(pas mal)
Libres pensées
Les faits se déroulent vingt ans après ceux relatés dans Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur. Scout est devenue une jeune femme fraîche et relativement libérée, de retour à Maycomb pour s'occuper de son pauvre père sénile, le grand Atticus Finch aimé de nous tous.
Les questions raciales sont plus que jamais à l'ordre du jour, et le père et la fille vont s'affronter sans merci autour de ce thème, quitte à voir leur relation s'éroder.
C'est contre-intuitif, mais il faut avoir en tête que le roman, qui se déroule donc chronologiquement après l'intrigue de Ne tirez pas sur l'oiseau moqueur, a été écrit avant. Et cela ne m'étonne en réalité qu'à moitié : la maîtrise parfaite qui a notamment fait le succès du chef d'oeuvre de Harper Lee ne se retrouve pas dans la trame brouillonne et inégale de Va et poste une sentinelle.
Ici, il n'est plus vraiment question de Scout mais de Jean Louise. Jem est mort (désolée pour l'annonce abrupte). Un certain Henry fait la cour à Scout, qui se comporte à la fois en princesse et en allumeuse. Scout trouve sa tante insupportable, et s'accroche à des valeurs qu'elle a toujours crues portées par son père Atticus, jusqu'à ce qu'elle soit face à l'impensable : Atticus n'est pas l'humaniste qu'elle croyait, il se révèle un peu raciste sur les bords, ou, à défaut, est en faveur du maintien de la ségrégation raciale. Le monde de Jean Louise s'effondre, des discussions interminables ont lieu entre les deux protagonistes, qui s'envoient les pires fientes à la figure, et pour finir, ils tâchent néanmoins de tomber dans les bras l'un de l'autre, parce qu'après tout, comme on dit, "c'est son père", et "c'est sa fifille".
Hum.
Commençons par ce qu'il y a de bon dans cet autre roman de Harper Lee, qui, je pense, ne restera pas dans les annales, ou seulement sous cette dénomination de "l'autre", par opposition au seul véritable qui ait marqué son temps. Ce qu'il faut saluer, c'est l'audace. L'audace de publier un livre qui vienne mettre par terre toute la mythologie construite autour d'un personnage, et le montre sous un autre jour, révèle un visage plus complexe, a priori incompatible avec ce que l'on sait de lui, mais, in fine, pas complètement.
Le risque pris ici est énorme, et a le mérite de mettre sur le devant de la scène les ambivalences des discours d'une époque en pleine transformation sociale, les paradoxes dans le jugement même de ceux que l'on pensait les plus éclairés, et cela souligne en quoi il peut être difficile de s'abstraire des modes de pensée de son temps, et d'être "visionnaire". C'est une pensée qui m'habite également lorsque je lis Rousseau ou d'autres, et suis parfois affligée par la vision qu'ils peuvent avoir de la femme. C'est oublier bien vite la place qui était la sienne en cette période, sans que cela ne soit outre-mesure contesté ou simplement interrogé.
Ainsi, le roman nous permet de nous souvenir, voire de réaliser, combien il peut être difficile de remettre en cause l'existant, et d'envisager qu'il existe des alternatives plus justes.
Voilà pour les points intéressants. A présent, du côté de ce qui pèche, j'ai relevé une certaine nonchalance de ton dans les échanges entre les protagonistes qui m'a paru excessive, et dont j'ai trouvé qu'elle sonnait faux : Jean Louise a un côté bourgeoise rebelle, certaines de ses discussions badines avec son père confinent au cynisme emprunté des gens de bonne famille.
Par ailleurs, il y a des passages où s'expriment des émotions vives qui se déclinent en altercations, et trahissent une certaine jeunesse de l'auteur, qui verse facilement dans une impétuosité décalée.
Il m'a semblé qu'Harper Lee avait la volonté d'aborder un sujet important, entre désinvolture et confrontations familiales, et se perdait dans ce mélange somme toute assez étrange : il y a de la légèreté, et soudain la protagoniste s'emporte et l'on change complètement de registre.
Ainsi, j'ai eu le sentiment d'avoir affaire à un récit dont le contrôle échappait à son auteur, un récit instable, déséquilibré.
Peu convaincue, vous l'aurez compris, par Va et poste une sentinelle, je ne peux néanmoins parler d'un flop, on n'est pas non plus chez Musso. Néanmoins, à mes yeux, Harper Lee demeurera donc l'auteur d'une seule merveille.
Pour vous si...
- L'idée de vous priver d'un roman dont la protagoniste s'appelle Jean Louise vous fait suffoquer de frustration.
- Vous collectionnez les titres ratés.
Morceaux choisis
"_Mary Webster a dégainé sa turbine à potins. Ses espions nous ont vus, Hank et moi, nager dans la rivière hier soir, entièrement dévêtus.
_Hum, fit Atticus en rajustant ses lunettes. J'espère au moins que vous ne faisiez pas de la natation synchronisée."
"J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés, qui me montre le chemin et m'annonce ce qu'elle voit à chaque heure du jour. J'ai besoin d'une sentinelle à mes côtés qui me montre la différence entre ce que les hommes disent et ce qu'ils veulent dire, qui trace une ligne de partage et me montre qu'ici a cours telle justice et là telle autre et me fasse comprendre la nuance. J'ai besoin d'une sentinelle qui s'avance en mon nom et déclare à la face du monde qu'une plaisanterie qui dure depuis vingt-six ans, si drôle soit-elle, est une plaisanterie qui dure depuis trop longtemps."
"_Dans ce cas, prenons les choses de manière concrète. Souhaites-tu voir des cars entiers de Noirs débouler dans nos écoles, nos églises et nos théâtres? Souhaites-tu les voir entrer dans notre monde?
_Ce sont des gens, non? Nous étions ravis de les faire venir quand ils nous rapportaient de l'argent.
_Souhaites-tu que tes enfants aillent dans une école qui s'est rabaissée pour accueillir des enfants noirs?
_Le niveau d'éducation dispensé dans cette école au bout de la rue, Atticus, est on ne peut plus médiocre et tu le sais très bien. Ils ont le droit de bénéficier des mêmes opportunités que les autres, ils ont droit aux mêmes chances..."
Son père se racla la gorge. "Ecoute, Scout, tu es en colère parce que tu m'as vu faire quelque chose qui te paraît répréhensible, mais j'essaie de te faire comprendre ma position. J'essaie désespérément. Je te dis ceci pour ta gouverne, c'est tout : d'après mon expérience, jusqu'à nouvel ordre, blanc c'est blanc, et noir c'est noir; Jusqu'ici, je n'ai pas entendu le moindre argument susceptible de me convaincre du contraire. J'ai soixante-douze ans, mais je reste ouvert à toutes les suggestions."
"Chacun a son île, Jean Louise, chacun a sa sentinelle : sa propre conscience. Il n'existe pas de conscience collective."
Note finale2/5(pas mal)