Le Calepin de Marc-André Lévesque…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Crédit photo : Sasseville

Janvier — Le 3 janvier. La température nous a fait glisser en 2017. Nous y avons été basculés presque au même moment que les rivages du sud comme du nord furent balayés par les hautes marées. Glissés et saccagés comme un début d’année qui veut nous dire qu’il garde le contrôle sur les jours sombres et les nuits blanches. Nous y avons glissé comme on peut glisser sur une pelure de banane, c’est pas parce qu’on rit que c’est drôle. On se relève d’un congé. Les chiffres changent mais pas la situation globale qui blesse plus que de tomber sur nos fesses molles des Fêtes. À l’ordre du jour : les médias qui parlent rarement des explications aux choses qu’ils décrivent; le gouvernement qui ne daigne même pas parler des problèmes en région, entre autres, l’érosion des berges, les solutions pour Percé et les villages de la Côte Nord, le Plan Nord, etc.; la situation de notre langue française, les écoles, le développement en général. Nous glissons sur les chiffres et il en ressort le même goût amer d’oubli volontaire. Des coupures idéologiques et des cadeaux idéologiques.

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Comme si j’étais bûcheron et que je t’écrivais du chantier… —

Salut, ma belle,

Ta dernière lettre a mis beaucoup de temps à me parvenir. La température y est pour quelque chose. On a même manqué de victuailles pour les mêmes raisons. Les hommes commençaient à être impatients. Des tempêtes qui se suivent à la queue-leu-leu, c’est dur pour tout le monde et pour les chevaux qui s’enfoncent dans la neige. Il faut pelleter. Les boss ne comprennent pas ça, ils nous font travailler plus tard pour que la coupe du bois se fasse selon leur plan. Aujourd’hui, tout revient à la normale. On a réussi à négocier un après-midi de congé, pis, là, ben je te lis et je te réponds.

Tatouage, Ray Mann

Tu as été malade, une chance que la grand-mère est là pour veiller aux grains. La vieille maudite est parfois méchante, mais là je la remercie gros comme elle est. Les enfants t’ont usée, ma belle, et tu travailles si fort. Il ne m’en reste pas pour longtemps au camp. Après celui-là, puis un autre, ce sera le retour définitif à la maison. Tes deux aînés sont maintenant assez grands pour me remplacer, ils se débrouillent très bien, tu sais. Ils produisent presque autant que moi, et certaines journées, plus encore. Nous faisons des concours, je les laisse gagner, tu me connais.
Les hommes sont rassemblés autour de la truie du camp. Ernest a sorti son violon, et il joue de la musique à chanter. Il vient de changer de registre, les hommes sont tristes, le violoneux joue Plaisir d’amour, j’ai de la misère à écrire, les larmes se rendent au bout de mes doigts et la plume file de mauvaises idées. Je m’ennuie, Linda, je m’ennuie vraiment de toi et des filles. Vous me manquez gros comme le Rocher Percé.

Et je pense à notre projet, s’acheter notre petite maison, avoir quelques animaux, des jardins. Être heureux le temps qu’il nous reste. Je te verrais alors sortir chercher les œufs au poulailler avec ton chapeau de paille et ta belle robe fleurie. Je te suivrais en faisant bien attention que tu me vois. Et lorsque tu franchirais le seuil de la grange, là où la paille est si invitante, je m’approcherais doucement derrière toi pour t’embrasser et te jeter sur le plancher.

Je t’aime, ma belle, et je te donne un baiser sur tes seins. Embrasse mes filles pis fais attention à toi.

Ton mari, Paul

L’auteur

Né à Saint-Ulric, près de Matane, sur la rive sud du fleuve, j’ai été créé par les images de ce désert d’eau qui change de forme selon les saisons.  Je lancerai bientôt (le 23 novembre) Des mots sur des couleurs, mon premier recueil de récits, en collaboration avec l’artiste peintre Pierre Morin de Varennes qui appartient, tout comme moi, aux paysages de la Matanie, mon pays, mes amours.

(Une invitation à visiter le jumeau du Chat Qui Louche :https://maykan2.wordpress.com/)