Il y a ceux qui avalent leur prozac avec le lait de leurs cornflakes au petit déjeuner, ceux qui engloutissent des litres de café pour faire glisser leur plaquette de valium à la pause de midi entre deux rendez-vous, et ceux qui tard la nuit terminent la bouteille de rhum avant la boîte de stilnox – ou l’inverse. Je ne sais pas comment le monde a réussi à nous faire avaler la pilule, mais, depuis qu’elle est passée, absorbée, digérée, nous continuons à gober avec le sourire et un grand verre d’eau, matin midi et soir, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel de nos armoires à pharmacie pleines à craquer, et avec elles les couleuvres qu’il avait planquées au milieu pour faire la blague.
Nous nous prenons pour des surhommes, nos ordonnances entre les doigts, les cachets dans la glotte et l’esprit embrumé, à faire passer comme par magie tous nos bobos d’êtres humains. Et à chaque pilule qui continue de passer sans jamais laisser une égratignure le long de notre trachée, dans notre toute-puissance de demi-dieux, nous noyons sous des litres de flotte la faim, la fièvre, et l’ennui.
Nous nous prenons pour des surhommes ; mais nous ne sommes en vérité que des tyrans, à brandir à notre corps mille et un commandements inventés de toutes pièces. Nous le gavons ou l’affamons selon le temps qu’il fait, celui de pleurer sous un plaid parce qu’un corps qui lui tenait chaud est parti, ou celui de l’exhiber sur la plage sous le nez d’autres corps qui pourraient le consoler un peu. Nous le faisons gonfler, sécher et puis dépérir à notre guise selon l’heure qu’il est, celle de le faire tenir debout, d’avancer à vive allure jusqu’au podium et de sourire à pleines dents sous le feu des projecteurs, même si ce ne sont que des feux de paille et même s’il n’en peut plus aussi, celle de le border sous des draps froids dans un lit un peu trop grand pour lui depuis que le corps qui lui tenait compagnie ne l’occupe plus, depuis qu’à chaque fois que nous l’obligeons à trouver le sommeil malgré lui, il ronfle fort, mais ne rêve plus. Même si ça lui aurait bien plu, pour une fois, de veiller tard et de nous raconter sur le coin de l’oreiller ses histoires de corps qui a mal ou qui prend son pied.