Tropique intérieur (2), par Gwen Denieul…

Par Chatquilouche @chatquilouche

Tu es immobile, éveillé, le cœur battant.  Tu reposes le livre de Miller sur la table du fast food, promènes ton regard ébloui sur les activités humaines du centre commercial, dans cet endroit vide d’où naissent pourtant les miracles.  La vie domestique réserve parfois de belles surprises.  Pour toi seul la réalité s’est dénudée.  Débarrassée de ses oripeaux ordinaires, elle est rendue à son silence, à sa beauté inhumaine et insensée.

Tout, jusqu’aux néons éclairant la galerie marchande, est neuf.  Le miracle commence quand on ouvre les yeux sur sa vie pour la première fois.  Les choses grises d’avant sont soudain illuminées par la grâce.  Tu considères avec étonnement ce que tu as déjà vu un bon millier de fois avec le sentiment de commencer ta vie, enfin.  C’est la première fois que tu ressens cette immédiateté en lisant un texte, première fois que tu regardes le monde avec une telle acuité.  L’existence devrait toujours ressembler à ce moment, te dis-tu, elle devrait être une source constante d’émerveillement.  Henry Miller t’a réanimé :  « Intérieurement, je brûle d’une flamme brillante, écrit-il, extérieurement, je suis aussi mort qu’une planète. »

Il parle de son expérience la plus intime et pourtant il parle de toi et sans doute de chacun de nous.  Tu lis ces lignes tenaces comme écrites de ta propre main et toi aussi tu brûles.  Oui, ton cerveau est en feu.  Tu n’oses bouger d’un pouce pour que l’émotion reste intacte.  Ton seul désir est de rester assis dans le feu le plus longtemps possible, le corps tout entier grillant dans les flammes.  Tu jubiles à l’idée d’être seul dans ces flammes jaillissantes, absolument seul avec ces lignes écrites par un homme qui tire dans le mille à chaque phrase.  Quel formidable courant d’air !  Tu n’arrives pas à croire qu’un type ait osé écrire ce qu’il vit et ce qu’il ressent avec une telle franchise et une telle violence, qu’il puisse te bouleverser de cette façon.  Jamais tu n’aurais pu croire qu’un roman puisse ainsi s’ouvrir au monde, laisser passer l’eau, le feu, la lumière.  Le Tropique du Capricorne est un torrent de vie qui emporte tout sur son passage, et toi, tu plonges dans le grand bain la tête la première.  Sur le moment, tu as cette impression d’être sauvé, définitivement sauvé.  Pourquoi avoir peur ?  Pourquoi se sentir coupable ?  Tu ressens physiquement la grande mystification dans laquelle tu t’es chaque jour un peu plus enfoncé.

Les secondes passent.  Tu souris aux anges.  Tu vis un moment de grande présence au monde où tu as la sensation exaltante d’être en accord avec ce qui t’entoure, de tout comprendre en un éclair.  Dire que j’aurais pu mourir sans savoir qui je suis, t’exclames-tu intérieurement.  Quelque chose en toi s’est libéré.  « Tout ce que je pensais avoir compris jusqu’alors s’effondrait, et je restais avec une ardoise nette.  Mes amis, en revanche, se retranchaient plus solidement dans le petit fossé de comprenette qu’ils s’étaient creusé. »

Tu respires ces phrases hypnotiques comme si tu te respirais.  Tu te sens proche de l’état qu’atteignent les derviches lorsqu’ils dansent dans la lumière et décollent dans les airs.  L’écrivain irakien ‘Abd al-Malik Nûrî décrit bien cet état :  « L’extase est une flamme qui naît dans l’intime de l’être, favorisée par le désir ; et quand cet événement spirituel survient, les membres s’agitent sous l’effet de la joie ou de la tristesse. »  Disons-le simplement :  tu découvres ce jour-là ce que c’est que vivre.  Jusqu’ici, tu croyais être plongé dans le réel, mais tu en avais perdu depuis longtemps la saveur.  Le goût des choses t’est soudain revenu.  Il te fallait un bon coup de fouet pour sortir de ton somnambulisme.  Le voile de Maya qui se déchire, les écailles qui tombent des yeux, le monde entièrement rénové qui éblouit jusqu’à nous étourdir…  Tu as le choix des images pour décrire le bouleversement qui a lieu.

Dans la galerie des révélations, tu aimerais garder pour toi le plus longtemps possible cette illumination, mais il t’est impossible de faire durer le vertige plus longtemps.  Les miracles sont toujours brefs.  Insidieusement la vie familière reprend ses droits.  Il suffit de pas grand-chose pour que tout s’écroule.  Dans ton cas, c’est la sonnerie d’un portable qui vient parasiter l’euphorie et qui, en quelques secondes, t’en sort définitivement.  Tu vois à nouveau les petits hommes gris qui déambulent dans l’allée marchande comme des astres morts.  Leur corps flasque te répugne.  Certains lèchent les vitrines, d’autres avalent leurs beignets huileux avec application.  Toi, tu sens un drôle de truc dans la gorge.  Le temps qui s’était provisoirement élargi se rétrécit à nouveau.  Ton éblouissement se dilue dans le banal.  L’esprit se laisse facilement contaminer par la lassitude collective, par l’immense ennui des foules.  Tu jettes un œil à ta montre :  13 h 45.  Il est l’heure de retourner travailler.

L’auteur

Gwen Denieul est né dans les Côtes d’Armor en 1973. Il étudie à Paris, travaille en Allemagne, voyage en Afrique. Traces de lui laissées sur le web :