Fils du feu, Guy Boley

Par Sara


On a peu l'occasion d'en lire, de ces romans où la langue est si riche qu'elle vous laisse tout pantelant.

C'est ce qui estomaque dès les premières pages de Fils du feu : la prose est étrangement rythmée, les phrases demandent à être déclamées à haute voix pour en saisir l'essence, la poésie suinte à chaque mot dont aucun n'est laissé au hasard.
J'ai lu le roman comme un long poème épique, et c'est ce que je retiendrai en premier lieu de cette lecture : il existe encore des écrivains capables d'écrire cela, comme inspirés d'un autre siècle, d'une longue tradition de conteurs qui font la beauté et la grandeur de la littérature française.

En outre, par bonheur, le roman ne se contente pas de cela, et l'on n'a pas affaire à une forme exquise ne véhiculant qu'une matière fade. L'auteur nous introduit dans un monde, là aussi comme d'un autre temps, dépeint des caractères faits pour ne pas être oubliés, à l'instar de Monsieur Lucien et de ses joues molles, du sculptural Jacky œuvrant à la forge, de bien d'autres encore. Les portraits brossés échappent aux standards actuels dont on pourrait déplorer la platitude, ils donnent vie aux personnages que l'on voit soudain s'animer devant nous avec feu (huhu).

Le récit est celui d'un narrateur dont la famille est frappée par la mort précoce de son petit-frère, dont elle ne se remettra pas. L'événement surgit au milieu du roman, de sorte que l'on fait connaissance avec les protagonistes avant que d'assister à leur deuil, et à ce qu'ils deviennent ensuite.

Il y a une tendresse immense dans la façon dont le narrateur accompagne sa mère, qui refuse la mort en bloc, et poursuit de son côté la vie interrompue de son fils disparu, imaginant tout ce qu'il aurait dû faire et être. C'est déroutant, bien sûr, mais le jugement n'a pas de place ici : on est face à l'inventivité d'un être qui doit pallier à tout prix à la béance soudaine pour ne pas se laisser aspirer à son tour, là où le jugement n'a plus prise parce que le sujet est trop grave, la solitude trop grande.

J'ai été émue par la finesse de cette histoire à la fois simple et pas banale, intime et brillante. Un auteur à suivre...


"Le lendemain dimanche, papa ne mégota pas et n'alla pas chercher dans de vagues fourrés de ces matériaux minables avec lesquels d'ordinaire on fabrique les arcs : branches de noisetier, crossettes de vigne ou de figuier, ramilles d'épicéa ou courçons d'arbousier qu'il estimait indignes de moi, fils de forgeron, donc fils du feu, donc fils de roi. Les arcs en bois étaient affaire de mécréant, de Maure ou d'Ottoman. Une seule matière était noble : le fer.
[...] Acier, acier, acier! Alors acier acier assieds-toi petit que je te forge l'âme entre enclume et marteau, que je te forge un arc à hauteur de tes rêves."

"Chaque matin, avant de me rendre à l'école, je devais leur faire la bise, notamment à Monsieur Lucien, le mari de Fernande, une grande sèche au tablier de misère. Monsieur Lucien possédait, hélas, une peau lourde et flasque. En l'embrassant, j'avais l'impression de poser mes lèvres sur de la viande visqueuse, ce qui me répugnait.
Il partait travailler tous les jours à la même heure vers de vagues besognes, peu importe lesquelles ; le drame était qu'au même instant moi aussi je partais pour l'école. D'où la bise, contrainte et lugubre, sur ses joues molles. Mais ce n'est pas tant, à la réflexion, la viscosité de ses joues qui me révulsait, c'était surtout que je savais cet homme déjà mort. Mort de son vivant. A répéter inlassablement les mêmes gestes, à dire les mêmes mots et à feindre de vivre en prenant des allures de quelqu'un d'important puisqu'il se costumait, se cravatait, et jetait sur son épiderme un liquide affligeant qu'il dénommait, non pas parfum, mais eau de toilette. [...] Et j'embrassais tout ça."