Mai
« C’est le mois de Marie, c’est le mois le plus beau, à la Vierge chérie… », chantait ma mère.
Le printemps part, revient, repart. Restera-t-il enfin ?
Il tombe une froide pluie. Sous ma fenêtre, la ruelle éclate en sanglots.
Je reprends l’écriture d’hier. Je reprends la toile qui est toujours à refaire. Pas de repos, pas d’exutoire, pas de thérapie. Qu’une lente gestation de l’écartèlement du moi.
Dieu que c’est difficile de créer sans mon carburant.
Je franchis la rivière qui me tient à distance de mon enfance. Le temps n’y est pas le même. Je me promène dans les rues du Vieux-Hull depuis le matin jusqu’à tard en après-midi. Je fais halte à la taverne Le Whip sur Maisonneuve. Je prends une grosse bière froide. Je suis avec mes sœurs, mes frères, tous des gagne-petit qui ont le cœur à l’ouvrage et l’âme à la pagaille. On fête tard… Du haut de sa tour, dimanche à la messe, le curé, solide gaillard, va encore nous sermonner avec aplomb.
Je remonte Maisonneuve qui croise la rue Principale et au bout de laquelle se dresse la populaire taverne de la rue Eddy.
Tout le monde du Vieux-Hull est dans la rue ce soir.
Je couche chez un ami qui a une modeste chambre dans une maison aux planches de bois huilées sur la rue Langevin.
Tout étoilée, la nuit nous prépare un beau lendemain.
Je passe l’après-midi sous les verdoyants érables du parc de l’Hôtel-de-Ville, berceau de mes félicités d’enfance. J’y suis dans un état d’atemporalité, une éclaircie hors des écorchures du temps.
Au loin, je vois mes Laurentides massives et apaisantes.
Au creux d’un nouveau matin, la rose lumière relève peu à peu les lignes, les arcades, les arêtes, les pourtours rêveurs de mon monde. Je valdingue le long de la rivière des Outaouais. Des chutes Chaudière montent des vapeurs vagabondes.
Sous le vieux pont en bois reliant les deux rives flottent des cages de billes, éventuellement transformées par les machines de la compagnie Eddy qui en fait de la pâte à papier.
À la tombée de la nuit, je m’abandonne aux chaudes ivresses des nuages à l’horizon.
C’est l’autre, c’est moi, résistant à la fracturation de mon lieu natal, le Vieux-Hull. Cap sur la vie, cap sur la colère.
Tout au long du parcours, rues Laval, Papineau, Champlain et Notre-Dame, des manifestants outrés hurlent des slogans qui cognent les oreilles. « Nous ne sommes pas des sans-abri. » « Notre Vieux-Hull n’est pas à vendre. » « On en a plein le dos. »
Nous arrivons à la salle des horreurs, l’Hôtel-de-Ville de Hull. Nous y attendent les auteurs d’un saccage qui a déjà fait des centaines de victimes au cœur de la ville. Des députés de nos trois gouvernements, des sbires du pouvoir, des mercenaires à la solde de forces inconnues.
De beaux parleurs dûment mandatés nous servent généreusement une méchante fricassée de choses indigestes sur un ton tintouin.
Le développement économique de la région nécessite un réaménagement majeur du Vieux-Hull.
N’en faut pas plus pour que certains d’entre nous lancent des projectiles qui manquent de peu la tête de ces gentils messieurs. Nous avançons vers eux et tentons de les empoigner. Les policiers de service réagissent avec un air de grande satisfaction. Une volée de matraques virevolte dans la salle. Plusieurs sont blessés.
Une année avant son décès, ma grand-mère Tremblay me résuma en quelques mots toute cette tragédie. « Dans tout ça, on cé pas bâdré d’nous écouter. »
(Extraits de : Pierre Raphaël Pelletier, Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés, Éditions David, 2012.)
L’auteur
À la fois poète, romancier, essayiste et artiste visuel,Pierre Raphaël Pelletier a publié une vingtaine de livres touchant différents genres et réalisé plus d’une trentaine d’expositions (solos ou en groupe) de sculptures, de peintures ou de dessins. Il s’est aussi fait connaître par son implication dans un éventail d’organismes artistiques et culturels de la Francophonie canadienne comme l’Association des auteures et auteurs de l’Ontario français, dont il est l’un des membres fondateurs.
Vers la fin des années 1970, Pierre Raphaël, après une maîtrise en philosophie, tient diverses chroniques sur les arts visuels à la radio de Radio-Canada et pour le journal Le Droit. Entre 1977 et 1982, il est responsable des secteurs de l’animation culturelle et du Centre des femmes et Étudiant-e-s étrangers-ères de l’Université d’Ottawa. C’est à partir de cette époque qu’il réalise plusieurs études et recherches sur la situation des arts et de la culture en Ontario, notamment Étude sur les arts visuels en Ontario français (1976) et Étude des centres culturels en Ontario (1979). Jusqu’à la fin des années 1990, il aura aussi écrit des articles parus dans des revues, comme Le Sabord, Éducation et francophonie et Liaison.
Parmi ses publications, notons le recueil de poésie L’œil de la lumière(L’Interligne, 2007) pour lequel il remporte, en 2008, le Prix Trillium, le roman Il faut crier l’injure (Le Nordir, 1998), qui lui permet de gagner le Prix Christine-Dumitriu-Van-Saanen et le Prix du livre d’Ottawa-Carleton en 1999. Il est également l’auteur du récit Entre l’étreinte de la rue et la fièvre des cafés (David, 2012) et de l’essai Pour une culture de l’injure (Le Nordir, 1999) écrit en collaboration avec Herménégilde Chiasson. (Éd. David)