"De l'histoire à la légende, il n'y a que le souffle du vent sur la chandelle de la raison".

J'aurais pu aller chercher une citation sur le merveilleux et le besoin que nous avons tous de réenchanter nos vies, question qui est très présente dans notre roman du jour, mais j'ai eu la flemme, na ! Mais, cette citation, qui arrive tôt dans le livre, est assez représentative, à la fois de l'histoire qui y est développée, mais aussi de toute la série dont ce roman est le dixième épisode. Entre histoire, Histoire et légendes, les deux auteurs jouent allègrement depuis une grosse décennie, nous faisant vivre des aventures étourdissantes aux côtés de leur personnage central, Antoine Marcas. Pour sa dixième enquête, le policier franc-maçon s'attaque sans doute au plus gros morceau de sa carrière (qui compte pourtant déjà quelques coups d'éclats !) : le Graal... "L'Empire du Graal", d'Eric Giacometti et Jacques Ravenne est, pour plusieurs raisons, un roman à part dans la série des enquêtes de Marcas. D'abord, parce qu'il marque un changement d'éditeur (bye bye le Fleuve Noir, bienvenue chez Lattès), ensuite, parce que les auteurs ont délaissé leur routine narrative habituelle. Enfin, parce que le fantastique, souvent présent dans les précédents livres de la série, mais avec parcimonie, est ici une composante centrale de cette histoire...
A Castel Gandolfo, la résidence d'été des papes, se réunit une cellule de crise. Le Saint-Père lui-même n'est pas présent, mais cinq de ses principaux cardinaux ont été rassemblés parce que la Chrétienté vacille : selon un algorithme dernier cri, il est possible de voir l'évolution du nombre de catholiques à travers le monde, et le moment où l'Eglise perdra son leadership...
Une date qui approche à grand pas, inquiétant les prélats, même les plus traditionalistes, que le recours à cette technologie ultramoderne laisse sceptiques. Tous tombent finalement d'accord sur un point : il est temps de retrouver la gloire d'antan, ternie par différents scandales, le matérialisme grandissant, la montée d'autres religions...
Pour y parvenir, il faut mettre au point une stratégie qui permettra d'enrayer ce déclin et de faire rentrer les ouailles au bercail. Les cardinaux se lancent alors dans un brain-storming qui va déboucher sur une idée lumineuse. Parce que, quoi qu'il arrive, c'est du gagnant-gagnant, comme on dit. Une idée qui pourrait paraître parfaitement saugrenue et pourtant, étonnamment logique...
A Paris, Antoine Marcas, commandant au sein de l'OCBC, est sur le point de démanteler une filière de trafic d'oeuvres d'art originaires du Moyen-Orient qui servirait à financer les activités de Daesh. Décidément, les mécènes, de nos jours, ont de drôles de fréquentations... D'un donjon SM à l'Hôtel Drouot, Marcas fréquent du beau linge, qu'il raccompagne, menottes aux poignets, à son bureau...
Mais, lors de sa visite dans la salle des ventes, la curiosité du policier le pousse à entrer dans une pièce où se déroulent des enchères. Le clou de cette vente a, pour le coup, de quoi intriguer, fasciner : un cercueil datant du Moyen-Âge et censé renfermer le corps... d'un vampire ! Le très cartésien Marcas s'amuse de cette histoire mais certains éléments titillent son esprit.
Antoine l'ignore encore, mais, en ne rentrant pas directement mener son interrogatoire, il a ouvert la porte à une nouvelle aventure. Les événements vont le mettre en présence de l'heureux acheteur de la sépulture, et cette rencontre impromptue va entraîner le commissaire à l'improbable recherche d'un des plus grands mythes que nous connaissions : le Graal...
Ainsi raconté, force est de reconnaître que l'enchaînement des faits n'est pas évident. C'est vrai, c'est évidemment fait exprès : l'huile dans les rouages, ce sont quelques rebondissements que j'ai laissés dans l'ombre. Mais, croyez-moi, on entre à toute vitesse dans cette histoire qui ne laisse aucun répit au lecteur.
Avec une nouveauté dans cette série. Depuis "le Rituel de l'ombre", première enquête d'Antoine Marcas, flic et franc-maçon, Giacometti et Ravenne nous ont habitués à faire alterner deux trames narratives, une contemporaine, l'enquête de Marcas, et une autre, situé quelques siècles plus tôt. Deux récits parallèles qui se répondent et se complètent.
"L'Empire du Graal" ne répond pas à ce schéma. D'ailleurs, on le voit dès le résumé : il n'y a pas de trame inscrite dans le passé. Non, on ne se concentre que sur Marcas et sa difficile quête, je n'emploie évidemment pas le mot au hasard. Un Marcas qui se trouve flanqué, dans cette histoire épineuse, d'un frère, embarqué également malgré lui dans ce qui est à la fois une chasse au trésor et une course contre la montre.
Cet homme s'appelle Derek Stanton, il est auteur de best-sellers, des thrillers ésotériques qui cartonnent dans le monde entier et lui assurent de confortables revenus. Difficile de ne pas penser  Dan Brown, lorsqu'on découvre Stanton, même si celui-ci n'est pas une caricature de l'auteur du "Da Vinci Code", mais bien un concurrent.
La transition est toute trouvée pour évoquer l'un des thèmes majeurs de cette dixième enquête d'Antoine Marcas : le merveilleux, l'imaginaire... Au fil des chapitres, on retrouve cette préoccupation à travers tous les personnages impliqués. Mais pas forcément en suivant les mêmes buts. Chacun cherche à retrouver cette puissance perdue qui a accompagné l'Homme depuis son apparition sur Terre.
Or, y a-t-il meilleure histoire pour évoquer cela que la quête du Graal et, plus largement, les cycles arthuriens ? Des histoires qui, elles-mêmes, ne véhiculent pas seulement des récits dont nous connaissons tous au moins des bribes, voire des épisodes majeurs, mais qui s'inscrivent elles-mêmes dans une mythologie propre.
Je m'explique, succinctement, car je ne vais vous laisser lire le roman pour plus de détails : savez-vous d'où viennent les légendes arthuriennes ? Qui est Chrétien de Troyes ? Mais aussi Robert de Boron ? Où se trouvent les sites de Camelot, Avalon et tant d'autres noms qui, juste en les prononçant, excitent notre imagination ?
A chacune de ces questions, auxquelles on peut ajouter la question du Graal elle-même (qu'est-ce exactement, d'où viennent les différentes hypothèses ?), on ne peut répondre de manière définitive. Il y a des zones d'ombre sur les personnages dont l'existence est attesté, des interrogations sur l'éventuelle dimension historique des personnages tels que le roi Arthur...
Bref, et l'on revient à notre titre de billet, on est aux frontières de l'Histoire, des histoires que l'on raconte, que l'on fixe sur le papier, et donc que l'on lit (l'origine du mot légende) et de l'imaginaire. Personne, de nos jours, ne penserait que les aventures des chevaliers de la Table ronde se sont déroulées comme écrites par Chrétien de Troyes. Et pourquoi pas ?
Nos vies modernes manquent cruellement de merveilleux. Sans doute la vie médiévale n'était-elle pas beaucoup plus marrante, sans préjuger de ce qu'était la vie à cette époque, mais on savait justement la réenchanter par ces récits. Et, d'une certaine façon, la foi, elle aussi, allait en ce sens. Les histoires, saintes ou profanes, les légendes et les mythes, adoucissaient le quotidien.
De nos jours, ce sont les romanciers qui occupent cette place. Enfin, une partie d'entre eux. Les auteurs de thrillers, mais aussi les auteurs de fantasy, de science-fiction, de fantastique, qui, par leurs écrits, par les histoires qu'ils nous confient, insufflent du merveilleux dans l'existence de leurs lecteurs. Et ils s'inscrivent dans cette même tradition que celle de Chrétien de Troyes.
Voilà aussi ce que Ravenne et Giacometti essayent de mettre en évidence dans "L'Empire du Graal". Il y a le vampire pour démarrer, même si, précisons-le, sa présence est assez anecdotique, si ce n'est pour le clin d'oeil aux mythes et légendes qui excitent notre curiosité contemporaine. Puis, le voyage à travers les terres celtes, de Stonehenge à Brocéliande, et quelques autres.
Autant de cadres, de décors, qui réveillent là encore des souvenirs de lectures, de films, de séries évoquant cette riche culture et cette mythologie profondément ancrées dans notre imaginaire collectif. On le voit d'ailleurs parfaitement, dans la manière dont certains de ces sites sont mis en valeur : c'est du théâtre, bien sûr, mais on joue sur la frontière réalité/fiction, comme lorsqu'on se retrouve, à Winchester, face à... la Table ronde !
Sans doute est-ce pour cela que, pour la première fois, Eric Giacometti et Jacques Ravenne ont décidé de franchir le pas menant au fantastique. Oh, bien sûr, depuis les débuts des enquêtes d'Antoine Marcas, les deux romanciers ont souvent flirté avec cette dimension particulière, jouant d'une certaine ambiguïté, mais sans aller au bout.
Dans cette dixième enquête, plus de doute, on y est franchement. Le pourquoi du comment, je ne vais évidemment pas le développer ici, ce serait en dire bien trop sur l'intrigue elle-même. Mais on ne peut pas ne pas évoquer cette dimension. Chaque lecteur aura sans doute une vision différente de cette partie du roman.
J'en ai une version et une lecture particulières. Passez ces quelques lignes si vous avez peur que j'en dise trop. En fait, Ravenne et Giacometti passent en revue les différentes formes qui, au fil des siècles, ont été données au Graal, y compris les plus récentes, comme dans "la Dernière croisade", troisième aventure d'Indiana Jones.
A mes yeux, les deux auteurs proposent une vision tout à fait en phase avec la série et le personnage de Marcas. Leur définition du Graal, forcément composite, alimentée par toutes les suggestions faites au fil des siècles, est une définition maçonnique du Graal. Je n'en dis pas plus, en tout cas, je ne détaille pas ce point de vue, mais le livre vous éclairera si vous voulez en savoir plus.
Peut-être cette vision en laissera-t-elle certains sur leur faim, parce qu'ils attendent que ce Graal-là prenne forme comme le trésor des Templiers, retrouvé précédemment par Marcas, ou celui de Rennes-le-Château. Non, ils ont choisi d'apporter une autre réponse et, qu'on soit maçon ou pas, qu'on adhère à cette pratique ou non, elle a le mérite d'ouvrir une réflexion puissante, que chaque lecteur pourra mener dans son coin.
Reste la dimension historique, eh oui, elle est tout de même là, concentrée au lieu d'être diffuse. Difficile d'en dire plus, car on touche au final du livre, mais, si elle n'occupe pas sa place habituelle dans l'intrigue, elle n'en est pas moins importante. Et, là encore, Ravenne et Giacometti choisissent de s'inscrire dans une continuité, dans la transmission de ces légendes et leur enrichissement permanent.
Je termine ce billet sur une note plus légère. J'ai bien ri, car "l'Empire du Graal" contient quelques clins d'oeil savoureux. Comme cet ex-flic travaillant désormais à Drouot, tellement sceptique devant ce cercueil contenant soi-disant un vampire, mais qui se nomme... Lestat ! Si ce nom ne vous dit rien, renseignez-vous vite !
"L'Empire du Graal" est un thriller captivant, que je n'ai pas lâché, où les deux auteurs jouent avec la dimension maçonnique de leur(s) personnage(s) et avec les mythes universels qui fondent notre imaginaire commun. Avec cette volonté de nous rappeler qu'il faut savoir s'échapper de la pesante réalité pour réenchanter nos vies, qui en ont bien besoin...