"Lysimaque est une fleur. Lysimaque est une ville. Lysimaque est une femme. Lysimaque est hérétique".

Par Christophe
Chaque année, les éditions Mnémos misent sur un roman de fantasy et sur son auteur, avec une certaine sagacité, il faut le reconnaître (euh, je précise qu'elles ne sont certainement pas les seules à agir ainsi, mais on parle d'un bouquin de chez eux !) : après Fabien Cerutti et son "Bâtard de Kosigan", ou G.D. Arthur  et "Eos", voici le tour de Grégory Da Rosa qui nous propose en ce mois de février "Sénéchal". Je ne vais pas jouer sur le suspense, c'est un roman qui vaut vraiment le coup d'oeil et franchement remarquable pour un premier essai. Une fantasy médiévale, en huis clos, loin des romans épiques qui se multiplient dans le genre, mais pas exempt d'action. Un livre qui vaut d'abord et avant tout pour son ambiance, captivante, oppressante, déroutante, pour son personnage central, qui devrait diviser les lecteurs et pour son cliffhanger qui fait qu'on grogne en refermant ce livre parce qu'on voudrait connaître la suite dans la foulée. Eh oui, sans doute vous poserez-vous bien des questions, mais il vous faudra patienter pour avoir les réponses les plus importantes !

Tout commence par un réveil brutal. En pleine nuit, Philippe Gardeval, sénéchal du royaume de Méronne, est tiré de son profond sommeil par une terrible nouvelle : la capitale, Lysimaque, la ville fleurie, est assiégée. Au pied de ses murailles, se massent les troupes du royaume voisin de Castlewing et il ne fait aucun doute que l'assaut est imminent.
Gardeval rejoint alors la salle du trône, où les principales figures du royaume sont rassemblés pour chercher une parade à cette situation délicate. A commencer par le roi, Edouard VI. Philippe et Edouard se connaissent depuis leur jeunesse, leur confiance réciproque est totale et c'est pour cela que, malgré la modestie de ses origines, Gardeval occupe ce poste-clé, l'une des plus hautes fonctions du royaume de Méronne.
Mais le voilà sur la sellette : en effet, il a récemment envoyé la majeure partie des troupes basées à Lysimaque dans une autre ville du royaume. La défense de la capitale est dégarnie, le moment choisit pour le siège a bien trop l'air d'une coïncidence pour en être une... Cela n'a pas échappé au principal rival de Gardeval, le baron de Ligias, un ambitieux aristocrate récemment arrivé à Lysimaque et qui se verrait bien sénéchal à la place du sénéchal...
C'est alors qu'un nouvel événement se produit, qui ne va rien arranger à la tension ambiante : une femme de la haute noblesse s'écroule soudainement. Elle a goûté au vin qui vient d'être servi à toute la cour avant les autres. Bien mal lui en a pris : cette entorse à l'étiquette lui coûte la vie. Elle a manifestement été empoisonnée et, sans elle, c'est peut-être toute la cour, roi compris, qui aurait subi un tel sort...
Cette fois, le doute n'est plus permis, il y a bien quelque chose de pourri au royaume de Méronne ! Un traître rôde dans les murs de Lysimaque et ourdit la perte du royaume au profit de Castlewing. Mais qui ? Qui agit ainsi, au vu et au su de tous ? Il ne reste que peu de temps pour le démasquer avant l'inévitable assaut qui se profile.
A Gardeval de mener l'enquête pour sauver ce qui peut encore l'être, comprendre ce qui a mené à cette situation catastrophique. Et, accessoirement, éviter que pèsent sur lui les soupçons de traîtrise qui ne manqueront pas de fleurir dans l'entourage du roi. L'horizon s'assombrit d'heure en heure pour le sénéchal du royaume de Méronne qui ne sait plus vraiment à qui faire confiance...
La suite, c'est donc une enquête délicate, dans cette ville assiégée où il se passe pas mal de choses. Pourtant, en choisissant une narration ramassée, d'heure en heure, un peu à la façon de la série "24 heures", Grégory Da Rosa impose un rythme qui n'est pas échevelé. On n'est pas dans de la fantasy épique, on est plus dans une espèce de huis-clos, où c'est l'atmosphère qui prime.
Et c'est pour moi la première très grande réussite de ce roman : dès les premières pages, on est plongé dans cette ambiance lourde, pleine de peur et de suspicion, que chaque nouvel événement vient renforcer. On est happé dès le départ et on ne lâche plus jusqu'à la fin, un peu comme en apnée, craignant le prochain coup dur qui va immanquablement se produire.
La relative lenteur du récit est régulièrement brisée par des pics de tension et d'action qui font grimper un peu plus l'adrénaline. On était en temps réel, nous voilà en plus caméra à l'épaule, ou presque, au coeur de situation où l'on se bat, mais où l'on peut aussi recourir à la magie. Chaque nouvel événement rend la situation plus complexe. Plus fragile, aussi, pour Lysimaque.
L'autre point fort de "Sénéchal", c'est justement ce personnage de Philippe Gardeval. Il est le narrateur du roman, et c'est loin d'être anodin. Que sait-on de lui ? Il occupe donc un des plus hauts postes du royaume. Peut-être même le plus important après le roi, en tout cas, c'est ainsi que Philippe considère sa charge.
C'est d'autant plus remarquable que Philippe Gardeval est un roturier. Il n'est pas issu d'une riche famille noble, mais il s'est hissé là à force de compétence et aussi grâce à l'amitié qu'il entretient avec Edouard VI. Une longue amitié, qui remonte bien avant l'accession au trône d'Edouard. Mais qui n'efface pas les différences sociales.
Au fil des chapitres, on découvre à quel point Philippe souffre de ne pas être lui aussi un aristocrate. Il sait qu'il a atteint le sommet de sa carrière, qu'il n'ira pas plus haut, quoi qu'il arrive, puisqu'il n'a pas les quartiers de noblesse indispensables. Homme puissant, il se sait tout de même en position de faiblesse par rapport à la cour et, plus particulièrement, au baron de Ligias.
Cette faiblesse héréditaire, Philippe sait la camoufler parfaitement. L'habitude, sans doute. Mais, il reçoit aussi chaque affront comme une gifle donnée avec un gantelet d'acier. Il avale des couleuvres, encaisse le mépris de ceux qui sont bien nés, mais ne se laisse pas faire. Reste que la situation ne plaide pas en sa faveur, lui qui part déjà avec ce désavantage conféré par sa basse extraction.
Une ambivalence qui passe aussi par le langage. Philippe peut alterner entre langage soutenu, le langage de la cour, de la noblesse, et un niveau de langue nettement moins châtié quand il le juge nécessaire. C'est aussi l'occasion de souligner le magnifique travail de Grégory Da Rosa sur la langue, ciselée dans un esprit médiéval impeccable, qui nous plonge un peu plus dans une époque très peu contextualisée sinon.
Mais, revenons à Philippe Gardeval...
On découvre donc son orgueil puissant qui vient contrebalancer ses complexes. Un orgueil qui, par moments, le pousse à répondre directement aux attaques, faisant fi des différences, jouant de sa position élever au sein de la cour, mais nourrissant un peu plus le rejet d'un Ligias et, certainement, d'autres dignitaires de la cour de Lysimaque.
Enfin, dernier élément de ce portrait : l'âge. On ne le connaît pas exactement, mais on sait en revanche que son amitié avec Edouard dure depuis trente ans. Gardeval a également un fils qui n'est plus un enfant mais un adulte en devenir. Disons les choses franchement : dans ce contexte médiéval, Philippe Gardeval est un homme qui a la majeure partie de son existence derrière lui.
Gardeval est encore un homme vigoureux, ce n'est pas un vieillard chenu, mais il est à l'automne de sa vie, en a conscience et cela lui pèse également. Bien que marié et père de famille, c'est un homme bien solitaire que l'on découvre, s'accrochant à sa charge pour ne pas couler mais pas franchement épanoui. Un serviteur dévoué qui a sacrifié sa vie à sa tâche.
Oui, Philippe Gardeval est un très beau personnage, complexe, difficile à cerner, solide en apparence et pourtant fragile. Un homme qui intériorise beaucoup ce qu'il ressent, que ce soit positif ou négatif, d'ailleurs, et pour qui on ressent, de manière diffuse, une certaine sympathie pour ce qu'il a réussi et pour ce qu'il endure.
Et pourtant...
Pourtant, et c'est une autre des forces de "Sénéchal", on ne peut s'empêcher de se demander : et si c'était lui, le traître ? Ne voyez pas de spoiler dans cette remarque, pour la bonne et simple raison que je n'ai aucune idée de l'identité dudit traître. Mais, c'est la narration de Grégory Da Rosa qui mène à ce questionnement, en installant une terrible ambiguïté.
J'ai énormément apprécié cela, et l'alliance de l'atmosphère oppressante, de l'imminence de l'assaut et du doute qui pèse sur tous, à commencer par Gardeval, tout cela fait de "Sénéchal" un roman remarquable, sans même préciser que c'est un premier roman. On tient là un sacré raconteur d'histoire, qui ne fait pas dans la facilité mais sait user de la psychologie dans un genre où muscles et effets spéciaux dominent parfois.
Avant de refermer ce billet, un mot sur un des thèmes du roman que je n'ai pas encore évoqué : le fanatisme religieux. Je le mentionne, je vais peu contextualiser car il vous faudra le découvrir par vous-mêmes, mais c'est une des facettes importantes de cette histoire et un élément qui génère lui aussi beaucoup d'interrogations chez le lecteur.
C'est aussi l'occasion de découvrir une longue scène, spectaculaire et haletante, qui offre au lecteur bien des surprises. Sans doute attendait-on beaucoup de choses, ou peut-être, justement, n'attendait-on rien d'extraordinaire (au sens premier du terme) et pourtant, cette scène-là souligne notre erreur. Lysimaque n'est pas une ville comme les autres, Méronne n'est pas n'importe quel royaume.
Il est encore trop tôt pour développer plus en détails cette facette du récit. On ne dispose pas de suffisamment d'éléments pour cela, pour avoir une vision globale et savoir comment tout cela s'intègre dans la situation générale. Mais, il est certain qu'à lire la citation que j'ai placée en tête de ce billet, on comprend que Lysimaque n'est pas n'importe quelle ville, libre, laïque, où le pouvoir religieux est relégué au second plan. Et cela ne plaît pas à tout le monde...
Voilà, je ne crois pas qu'il soit nécessaire d'en dire plus. Ah, si, tout de même... On tourne les pages et on les voit diminuer en se demandant ce qui va bien pouvoir se passer. Et moins il reste de pages et plus on s'interroge (je me suis beaucoup interrogé, pendant cette lecture, semble-t-il...). C'est alors qu'on comprend qu'on n'est pas dans un one-shot et on se prend un de ces cliffhangers sur la truffe, mes aïeux !
Enfin, je suppose qu'on n'est pas dans un one-shot. parce que, mine de rien, j'ai beau cherché partout, je ne vois nulle part mention d'une suite... Devant ce final, cette dernière phrase qui coupe le souffle, on n'imagine pas qu'il n'y ait pas de suite. Et pourtant, un moment, je me suis dit qu'on pourrait parfaitement s'arrêter là...
Ce qui ferait hurler, j'imagine, si j'en crois déjà les réactions que je lis et qui en appelle à une suite. Soyons sérieux, oui, je me suis dit que "Sénéchal" pourrait être un one-shot. Mais pas longtemps. Trop de questions sont en suspens, la crise est à un point critique, il FAUT qu'on en sache plus sur le sort de Lysimaque et de ceux qui y vivent.
A commencer par le Sénéchal, ce personnage si intrigant...